L’impossible roman du sida

L’épidémie de sida a suscité au début des années 1990 une littérature nouvelle et remarquable, dont les auteurs eux-mêmes luttaient contre le virus. Après une tentative peu réussie de Tristan Garcia, en 2008, avec La meilleure part des hommes (Gallimard), ouvrage centré sur trois personnages parisiens, un autre jeune homme, Anthony Passeron, tente de raconter ces années sida dans un roman qui fait alterner une chronique des avancées de la recherche biomédicale et un récit familial dans un village des Alpes de Haute-Provence : l’histoire de l’oncle du narrateur, un usager de drogues mort des suites de son infection au VIH. Cherchant à s’inscrire dans la lignée d’Annie Ernaux, l’entreprise romanesque d’Anthony Passeron est mangée par un souci sociologique trop appuyé, neutralisant ce que le sida a fait à la génération de l’auteur, celle qui est venue après le développement des trithérapies.


Anthony Passeron, Les enfants endormis. Globe, 288 p., 20 €


En 1993, René de Ceccaty édite sous le titre Mémoires d’un jeune homme devenu vieux les carnets de l’écrivain et éditeur Gilles Barbedette (1956-1992), qu’il avait accompagné dans sa maladie. Barbedette, de plus en plus diminué par la maladie, avait voulu, dans de brèves notations, inscrire ces moments, les arracher à l’oubli. Patiemment, Ceccaty avait transcrit les mots laissés par son ami. Lui-même publiera un récit d’une immense pudeur relatant sa présence à ses côtés (L’accompagnement, Gallimard, 1994). Ce travail d’inscription, Hervé Guibert l’avait mené à travers ses autofictions et le film commandé par Pascale Breugnot, La pudeur ou l’impudeur, diffusé quelques jours après la mort de son auteur. Le protocole compassionnel mais aussi Cytomégalovirus montraient comment ce virus venait brouiller toutes les temporalités du récit – comment L’insecte, pour reprendre le titre du texte violent de Jean-Michel Irribaren (Seuil, 2000), avait produit son propre temps et imposé une temporalité singulière.

Les enfants endormis, d'Anthony Passeron

À n’en pas douter, avant d’entreprendre Les enfants endormis, Anthony Passeron a lu ces livres ; il a mesuré l’écart entre l’urgence de l’écriture d’alors et la sienne, celle qui l’animait lui, cette nécessité d’enquêter sur un silence, la vie et la mort de son oncle Désiré. Pour ce faire, il a reconstitué avec précision les étapes de la recherche, depuis le 5 juin 1981 quand le jeune docteur Willy Rozenbaum lit dans le Morbidity and Mortality Weekly Report du CDC d’Atlanta la description de la réapparition d’une pneumopathie des plus rares, jusqu’à la découverte des traitements.

Dans de courts chapitres qui alternent avec son propre récit, Passeron rend compte de cette mobilisation qui associe infectiologues, immunologistes et cliniciens ; il ne lisse pas les conflits, les impasses. Tous les acteurs sont là : Willy Rozenbaum, Françoise Barré-Sinoussi, Luc Montagnier, Christine Rouzioux, Jean-Claude Chermann, Jacques Leibowitch, l’Américain Robert Gallo et quelques autres. Passeron ménage néanmoins un suspense, achevant parfois ces chapitres « informatifs » par des formules de romans-feuilletons, sans doute parce que le covid-19 est passé par là, et qu’il a fait oublier combien cette course contre la montre s’est étirée sur quinze années, combien aussi cette recherche fut d’abord celle de jeunes chercheurs et clinicien.ne.s qui avaient beaucoup de mal à se faire entendre de leurs pairs.

Il faut admettre que l’histoire que veut raconter Anthony Passeron « en contre-point » a laissé beaucoup moins de traces ; quand il en existait, elles ont souvent été effacées. Le jeune homme a donc ouvert les tiroirs de la maison familiale, il a sorti les albums photographiques, il a déroulé les bobines de films, traquant les moindres indices sur Désiré, le frère de son père, le seul des enfants à être descendu à Nice, à l’université, à être allé à Amsterdam. Il a ainsi reconstitué une trajectoire biographique en miroir de celle du virus.

Les enfants endormis, d'Anthony Passeron

Anthony Passeron © Jessica Jager

Parmi les premières personnes très tôt contaminées et mortes des suites du VIH, les usagers d’opiacés par voie intraveineuse (on les nommait alors les « héroïnomanes ») ont pour des raisons diverses été passés sous silence – coupés du système de soin, faisant l’objet d’un suivi par des spécialistes en « toxicomanie » qui eurent des résistances à travailler avec les associations de lutte contre le sida. Le livre de Passeron rend bien compte de cette épidémie oubliée, qui se double de ce que Michel Kokoreff, Anne Coppel et Michel Peraldi avaient montré dans La catastrophe invisible, l’usage massif d’héroïne à partir du milieu des années 1970, non pas seulement à Paris, mais partout en France et notamment sur la côte d’Azur.

Mais son objet n’est pas là : il s’agit d’enquêter sur une infamie, de reconstituer par une série de détails un monde disparu, celui d’une vallée, celui de l’univers de ses grands-parents. Par petites touches, à travers les détails de quelques photos dont la couleur a passé, il tente de rejouer ces scènes. C’est peut-être dans ce geste d’écriture que le livre échoue : Anthony Passeron sort du champ et passe derrière la caméra, soigne trop ses lumières, utilise trop de filtres, livrant un tableau qui, plutôt que de souligner sa distance et ses incompréhensions, donne à voir un monde trop net. Le mystère Désiré devient parfois un personnage de sociologie française, un cas-type, pourrait-on dire : les deux récits se rejoignent dans ce souci de livrer un texte réaliste ; on regrettera ce choix. Cette volonté de vouloir résoudre ce moment de notre histoire par l’écriture prive les principaux protagonistes d’une part de leur propre histoire.

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