« La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel. » Ce poncif – baudelairien, mais poncif « quand même » pour reprendre le titre du livre –, Jean-Christophe Bailly en montre la profonde vérité, dans un petit livre dense et attachant, au gré des lieux, un guide intime qui hésite entre la leçon d’architecture et la déambulation, entre la nostalgie d’un vieux Paris populaire un peu idéalisé (Belleville…) et la colère bien actuelle face aux projets arrogants et monumentaux des architectes à la mode, et d’abord la luxueuse rénovation, pour lui symbolique, de la Samaritaine, qu’il voit comme un « attentat contre l’être même de Paris ».
Jean-Christophe Bailly, Paris quand même. La Fabrique, 233 p., 13 €
Cédric Feriel, La ville piétonne. Une autre histoire urbaine du XXe siècle ? Éditions de la Sorbonne, 314 p., 25 €
Le temps n’est plus où Rousseau allait herboriser dans les alentours de Charonne, mais c’est lui qui le premier a forgé cette relation sentimentale à la ville dont témoignent tant d’écrivains contemporains dont Bailly dresse la précieuse liste. Relation qui s’exprime par excellence dans la flânerie, cette expérience singulière du temps et de l’espace que Walter Benjamin mettait au cœur de sa vision si équivoque de Paris, comme capitale du XIXe siècle. De fait, longtemps, la ville, pourtant née du commerce et du travail, du luxe et du lucre, s’est prêtée plus qu’aucune autre à la flânerie innocente et est restée relativement inchangée dans sa physionomie, dans sa « forme », quoi qu’en dise le poète. Et à la flânerie s’offrait opportunément le « labyrinthe des passages », cette « création enjouée de l’ère de la marchandise », comme l’écrit joliment Jean-Christophe Bailly.
Certes, ce Paris est resté longtemps à peu près identique à lui-même après les bouleversements traumatisants de Haussmann, il est demeuré malgré tout fidèle à un « fonds proprement nervalien » pour reprendre une formule heureuse d’Éric Hazan à propos des Nuits d’octobre qui a trouvé ses résurgences avec le surréalisme. Il a connu malgré cela des tentatives assez brutales d’architecture monumentale, des « gestes » destructeurs comme la place des Fêtes dans le XIXe arrondissement ou les projets de modernisation du président Pompidou. Nous aurions bien d’autres exemples, ne serait-ce que les tours babyloniennes que les édiles veulent dresser ou ont dressées autour de la ville. Mais ce ne sont pas principalement les aberrations de Jean Nouvel et alii qui nourrissent la colère de Jean-Christophe Bailly, son envie de « bagarre », son ton de polémique, son pamphlet.
Ce qui alimente sa verve militante est un phénomène plus insidieux, plus discret, plus hypocrite : la technique confirmée de la dévitalisation par l’argent : une « lente désappropriation » qui écarte les milieux populaires au profit du luxe d’aéroport. Certes, Jean-Christophe Bailly n’est pas hostile par principe à l’architecture du XIXe siècle, il a des mots aimables sur les réalisations de l’Allemand Hittorf mais il s’indigne – avec les chambres à 1 000 euros de la nouvelle Samaritaine – de voir la marchandise devenir omnipotente, écraser par sa vulgarité inutile tout l’espace libre et dissiper « le potentiel utopique de la capitale », la vitalité d’un peuple « remuant ». Il y a bien sûr de la nostalgie dans cette philippique contre « le consumérisme hédoniste de masse », une nostalgie qui s’assume par instants comme un peu réactionnaire. Jean-Christophe Bailly ne dissimule pas qu’il apprécie le zinc gris des toits, il énumère avec délectation les commerces exotiques de la rue du Château-d’Eau, déplore la disparition près de la Sorbonne de tel restaurant chinois et admire (malgré le bon sens écologique) l’abondance persistante des vieilles halles et des marchés en plein air. Et il n’aime pas l’embarrassant Jeff Koons.
Il est vrai, et cela explique la prudence dont fait preuve Jean-Christophe Bailly dans l’évocation d’une forme possible de ville durable, que les tentatives innovantes n’ont pas toujours donné les résultats escomptés. L’utopie des architectes de talent a beaucoup massacré, au moins autant que les défenseurs acharnés de l’automobile… Et le Paris populaire est loin d’avoir disparu. C’est la dialectique parisienne. Dans un livre fort bien fait, et qui devrait éclairer édiles et aménageurs, de Paris et ailleurs dans le monde, l’historien Cédric Feriel retrace les efforts pas toujours vains dans les « métropoles ordinaires » (Rouen, Munich, Amsterdam, Minneapolis, etc.) pour instaurer une ville piétonne. Il rappelle en même temps les obstacles, les déceptions, les erreurs qui ont caractérisé les tentatives, à l’époque mal comprises, pour implanter des zones piétonnes dans les grandes villes comme Londres, New York ou Paris, à la gouvernance délicate. Le cas des Halles parisiennes au temps de Jacques Chirac, une fois admis le succès de Beaubourg et de sa piazza, montre ce à quoi aboutit une réforme quand elle est engagée sans vraie conviction, à contrecœur, alors que, en réalité, se met en place en silence un secteur piétonnier parmi les plus vastes au monde. Mais « le souffle politique n’y est plus – observe Cédric Feriel – et « en janvier 1982 le maire de la capitale annonce la réouverture de la rue Saint-André-des-Arts à la circulation automobile ». Les temps sont durs pour les piétons, aujourd’hui encore.
Le titre du livre de Jean-Christophe Bailly, Paris quand même, dit tout et donne à penser : la critique radicale et rageuse d’une fausse modernité y est tempérée par l’attachement qui demeure pour ce qui est et pourrait advenir dans cette ville toujours séduisante.