Une apologie du roi maudit

En quelques chapitres rondement menés, Jacques Krynen entend balayer les clichés qui font du Moyen Âge « un intermède sans génie, un interminable temps d’arrêt au développement des sociétés et au progrès humain » et donnent de Philippe IV une image « biaisée et réductrice ». La France de Philippe le Bel. La puissance et la grandeur n’a pas attendu François Ier pour devenir le pays « le plus peuplé, le plus riche, le mieux gouverné et le mieux administré des royaumes d’Europe ».


Jacques Krynen, Philippe le Bel. La puissance et la grandeur. Gallimard, coll. « L’esprit de la cité », 160 p., 17 €


Cette image des travaux d’historiens est elle aussi un tantinet réductrice : Les rois thaumaturges de Marc Bloch, le Saint Louis de Jacques Le Goff, Philippe Auguste et son gouvernement de John Baldwin, Naissance de la nation France de Colette Beaune, pour ne citer qu’eux, ont amplement montré le parcours accompli par la monarchie depuis Clovis. Krynen le reconnaît volontiers, « Philippe le Bel sera un continuateur ». Si Saint Louis a joué un rôle fondateur, son contemporain Frédéric II Hohenstaufen, l’un des premiers résistants à l’autorité papale, aurait mérité lui aussi d’être évoqué. Surnommé stupor mundi par un chroniqueur, souvent considéré comme l’inventeur de l’État moderne, il a fourni aux royaumes voisins le modèle du prince législateur que la France a suivi le plus durablement. Son code de lois, le Liber Augustalis où il se pose en César, Auguste et Justinien, a fait le tour de l’Europe.

Philippe le Bel. La puissance et la grandeur, de Jacques Krynen

Hommage d’Édouard Ier à Philippe le Bel dans les « Grandes Chroniques de France », enluminées par Jean Fouquet (vers 1455) © Gallica/BnF

 « À votre prince il ne manque rien. Or et argent, pierres précieuses, étoffes de soie, il a tout en abondance, disait Louis VII à propos d’Henri II Plantagenet. Nous autres en France, nous n’avons que du pain, du vin et du contentement. » Un siècle plus tard, Philippe le Bel poursuit la fondation de l’État moderne, animé comme son grand-père Saint Louis d’un fervent gallicanisme, et n’a plus rien à envier à son cousin d’en face. Mais il n’a pas bénéficié des services d’un Joinville ou d’un Commynes. Le moine de Saint-Denis qui rédige les Grandes Chroniques de France le tient visiblement en piètre estime. Aussi attache-t-il peu d’intérêt à sa politique audacieuse ; il s’attarde volontiers sur ses levées d’impôts, pendaisons, retraites « sans honneur » devant des villes rebelles, et relate en détail la chute de son « coadjuteur » Enguerrand de Marigny – après quoi « Ici prend fin l’histoire du roi Philippe le Bel » sans aucune forme d’hommage.

Pour Krynen, le roi était un dévot fanatique plutôt qu’un ennemi de la religion ; de nombreuses preuves de sa piété l’attestent. Il était moins tenté par l’argent des Templiers qu’indigné par les crimes qu’on lui rapportait sur leur compte. C’est pourtant bien par une histoire d’argent que commence le conflit avec Boniface VIII : Philippe est mis en fureur par la bulle Clericis laicos qui interdit de taxer le clergé sans autorisation papale. L’incroyable arrogance du pape, inspirée par les fulminations de ses grands prédécesseurs, explique les grossières accusations portées contre lui dans la riposte royale, et la menace de le déférer devant un concile. La canonisation de Louis IX l’année suivante ne suffira pas à apaiser la colère du roi, mais parera la dynastie d’une aura sacrée.

Pourquoi ce plaidoyer, qui se dispense de notes, d’index et de bibliographie, hormis « Douze lectures » citées en fin de volume ? Les sources qui l’alimentent, du De regimine principum à la Disputatio inter clericum et militem en passant par la Quaestio in utramque partem, sont connues, quoique souvent étudiées séparément. Si Krynen s’applique à les mettre en lumière, c’est pour souligner la remarquable continuité de cette doctrine politique qui va perdurer jusqu’aux temps modernes. Pas seulement en France, d’ailleurs. La résistance des légistes et des théologiens aux condamnations pontificales, leur fameux argument Antequam essent clerici – le pouvoir royal est antérieur à celui des clercs –, serviront de modèle à d’autres principats insoumis, en Angleterre notamment, où ces textes seront traduits, révisés et adaptés mutatis mutandis avec une continuité tout aussi tenace : le roi est empereur en son royaume, ce sera encore l’argument d’Henry VIII pour se libérer de la tutelle romaine.

Philippe le Bel. La puissance et la grandeur, de Jacques Krynen

Portrait de Philippe IV le Bel dans la Galerie des Rois du Château de Bussy-Rabutin © Reproduction Hervé Lewandowski / CMN

Jean Bodin, souvent salué comme le premier théoricien de la souveraineté, n’en est pas l’inventeur : « il reste débiteur de la science juridique de ses prédécesseurs », écrit Krynen. Lequel souligne que cette littérature de combat, rédigée dans le tumulte d’une querelle avec la papauté, va forger l’armature de l’idéologie politique française. Les discussions sur l’étendue de la donation de Constantin, qui ferait du pape l’autorité suprême de toute la chrétienté, les recherches sur les origines gauloises, troyennes du royaume franc, s’appliquent à démontrer son autonomie face au pouvoir spirituel.

Comme le chroniqueur, les historiens ont jugé un peu vite le personnage en se fondant sur les termes de sa réponse aux injonctions papales. Des injures brutales, mais de bonne guerre, estime Krynen. Anagni, les Templiers, l’expulsion des Juifs, tous les éléments du dossier à charge sont rapidement évacués pour faire place à une défense et illustration de l’action royale. Au bilan, des réformes de la fiscalité, du système judiciaire, de l’administration, interdiction des guerres privées, ouverture du conseil royal à des esprits formés au droit et à la philosophie, service de l’utilitas publica, volonté de réconcilier la foi et la raison… Autant d’avancées dont l’effet sera réduit par la mort rapprochée de ses trois fils et par la guerre de Cent Ans. Mais, après un long intervalle, la modernisation de l’État reprendra sous les Bourbons, suivant les voies ouvertes par Louis et Philippe vers la monarchie absolue.

L’« énorme dossier philosophique » que constituent l’aristotélisme et le thomisme dans la pensée politique, les débats intellectuels de l’époque, sont résumés avec brio et clarté. Philippe IV est le maître du préambule législatif, dont l’emphase croît avec la longueur au cours de son règne. D’abord explicatif, il va progressivement affirmer son autorité, jusqu’à une ordonnance de 1304 qui invoque, outre l’auctoritas regia, deux expressions empruntées à la Chancellerie pontificale, plenitudo potestatis et certa scientia. Des milliers de textes jusqu’à la fin de l’Ancien Régime reproduiront le même triple argument, science certaine, autorité royale et plénitude de puissance. C’est en invoquant la plenitudo potestatis, elle-même dérivée de la potestas absoluta, le pouvoir divin, que le pape en tant que vicaire de Dieu s’autorisait à décider supra ius ou même contra ius, au-dessus ou à l’encontre du droit.

Philippe le Bel. La puissance et la grandeur, de Jacques Krynen

Philippe le Bel dans « Les templiers », une tragédie de François Rayouard (1805) © Gallica/BnF

Le chantre de ce que Krynen appelle nationalisme, c’est Guillaume de Nogaret. Il dirige l’expédition d’Anagni contre ce pape hérétique qui ose s’en prendre au « roi Très-chrétien », héritier d’une lignée sacrée, et ainsi menacer de destruction l’Église tout entière. Dans son sillage, les propagandistes à venir rappelleront tous les « signes célestiels » par lesquels Dieu marque sa faveur à la fille aînée de l’Église. L’intellectuelle surchristianisation de la royauté française ira en s’amplifiant. Louis IX avant Philippe avait âprement défendu le royaume contre toute tentative d’ingérence. La nouveauté, souligne Krynen, c’est « la mainmise royale sur le plus grand défi fait à la religion : la perversité hérétique ». Ainsi, lorsqu’il exerce sa justice contre tous les « fauteurs de trouble » (Juifs, sodomites, sorciers, lépreux, templiers), le roi agit comme procureur du Christ. Les grands légistes partagent sa phobie de l’hérésie : « la purification du royaume les obsède », note Krynen. Il ne faut pas, comme nous avons tendance à le faire, leur dénier toute sincérité, leur intégrisme n’est pas nécessairement machiavélique. Ce qu’illustre avant tout l’affaire du Temple, c’est « l’hystérique emballement de la machine judiciaro-purificatoire une fois lancée par le pouvoir ». Tout comme le Tribunal révolutionnaire de 1793 qui enverra en quelques mois des milliers de citoyens à la guillotine.

Au bout du compte, ce n’est pas l’affaire du Temple qui a rendu Philippe impopulaire, ni même les fortes ponctions sur les biens de l’Église, mais les atteintes qu’il a portées au pouvoir juridictionnel des évêques. Avec la complicité du pouvoir central, les officiers royaux mènent une lutte sans merci contre le privilège des clercs, alors même que le roi se pose officiellement en défenseur des « libertés » du clergé de France. Ses successeurs achèveront de domestiquer l’Église. La répression de l’hérésie protestante sera prise en charge par les parlements. La Constituante nationalisera les biens du clergé. L’Empire annexera les États pontificaux. Mais, à partir de la Restauration, l’ultramontanisme progresse. La loi de 1905 va rapprocher massivement les catholiques de Rome, « ce que Philippe le Bel, puis tous les Valois, tous les Bourbons, ainsi que Napoléon, avaient évité à notre pays… », écrit Krynen. Ainsi, « une certaine idée de la France », ce complexe de supériorité nationale qui marque l’aventure gaullienne, nos aspirations tenaces à la grandeur, ont pour soubassement historique la conviction de sa suprématie chrétienne systématiquement exploitée en politique intérieure à partir de Philippe le Bel. CQFD.

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