L’une meurt et l’autre pas

Emma Marsantes raconte dans ce premier roman tout ce qu’elle a dû surmonter dans sa jeunesse : manque d’amour, inceste, suicide de la mère. C’est un récit à l’atmosphère vénéneuse qui en dit long sur une détestation des femmes encore très vivace à la fin du XXe siècle, mais aussi une expérience de lecture qui explore la construction de l’identité féminine dans toute sa complexité, entrant en résonance avec d’autres œuvres littéraires contemporaines. 


Emma Marsantes, Une mère éphémère. Verdier, 128 p., 15,50 €


Mia, la narratrice, a grandi à Neuilly, dans une famille à l’abri du besoin, mais qui n’a rien d’aimant. Le père coche toutes les cases de la masculinité toxique : il aime la chasse, la navigation à la voile en pleine tempête, bref tout ce qui lui donne un droit de mort sur les autres êtres et un sentiment de puissance. « Donner la mort n’est pas un souci. Donner la mort s’organise. Donner la mort est un plaisir comme un autre. » La mère, distante avec ses enfants, foncièrement mal dans sa peau, s’appelle Elsa ; en combinant les lettres de son prénom avec celles du prénom de sa fille, on obtient le mot « malaise », le maître mot de ce récit. « Ma mère la sainte, ma mère la barbare, ma mère fatidique, prends pitié de moi. Ton désir d’en finir fait corps, c’est la texture de mes années d’enfance, la peur, le dégoût, la colère. »

La mère donne à sa fille une éducation de petite fille modèle : dînette, prières et jeunes filles au pair. Et pourtant elle la confie une fois à un voisin qui laisse à la petite fille de six ans une impression désagréable et confuse (y a-t-il eu attouchement ? agression sexuelle ?) et à son grand frère qui devient à l’adolescence son violeur régulier. Elle se donne la mort un an après que Mia lui a parlé de cet inceste. Révulsée par le monde brutal de son père, Mia n’est en réalité pas mieux lotie dans le monde doucereux et asphyxiant de sa mère. Le père a des mots crus, critique rudement l’apparence physique de sa fille, mais il ne s’en cache pas, tandis que la mère appelle Mia « Merde au cul » quand elles ne sont que toutes les deux, sobriquet humiliant d’autant plus douloureux qu’il renvoie la narratrice à ce moment chez le voisin, secret qu’elles sont seules à connaître. Signe avant-coureur de l’autre secret, celui de l’inceste, qui les lie au-delà de la mort : « Peine de mort pour l’une, perpétuité pour l’autre. »

La famille maternelle pratique consciencieusement le secret et l’hypocrisie, à l’image de cette tante : « Un jour, bien plus tard, alors que je me confie à elle sur les abus de mon frère, elle me répond : « On le savait tous, Mia, que Stanislas t’embêtait. Mamie en avait parlé avec nous. » Curieuses palabres des arrière-cuisines. Fond de veau de leurs arrière-pensées. « On a décidé de ne rien dire, tu comprends ? Si ton père l’avait appris, il aurait tué Stanislas ! » » Comme par hasard, cette tante maternelle est anorexique, du genre prosélyte qui plus est, heureuse d’affamer sa nièce pour qu’elle s’affine. Le récit d’Emma Marsantes, c’est aussi celui d’une enfance dans les années 1960, témoin d’une génération de mères au foyer pas toujours épanouies. « Que dire d’elles, avec leurs règles honteuses, leur sexe tordu par le déchirement des accouchements, leurs désirs de ne jamais être nées ? Répulsion et obéissance. Elles sont ancrées dans le mépris qu’elles se portent, elles se déchirent les unes aux flancs des autres, femmes contre leur gré. Avalées par la trouée de leur vagin, du présupposé creux, par la blessure imaginaire. Des femmes ratatinées, confites par la jalousie envers leur frère, leur cousin, leur amant, fantasmant la verge. Cavités utérines, vulves, saignements, aversions. Elles s’ignorent. »

Une mère éphémère, d'Emma Marsantes : l'une meurt et l'autre pas

Récit d’une époque où l’on pratique encore la fessée à l’école et où l’on ne parle pas de sexe entre femmes, ni aux enfants. « Le désir féminin, je n’en entendrai jamais parler. Devant on fait pipi. Derrière on fait caca. Point. » Plus tard, elle fait son véritable apprentissage de la sexualité (consentie, choisie), accompagnée par la littérature érotique. Plus largement, la littérature est une compagne de longue date pour la narratrice, qui laisse entendre que ses figures tutélaires sont Virginia Woolf et Sylvia Plath, deux suicidées. La littérature enfantine et son cortège de contes est bien représentée, y compris dans tout ce qu’elle peut avoir de néfaste pour les femmes et les filles, imprégnant la langue au détour d’une phrase comme « cette maman-là, diaphane, étrange, avec son rire lustré, avec ses airs de vague à l’âme, cette maman-là est du bois dormant dont on fait les mortes ».

La langue d’Emma Marsantes porte en elle tout ce qui a façonné son être, par exemple les litanies religieuses avec tout ce qu’elles peuvent avoir d’étrange et d’obscur pour un enfant, où « les mots prennent corps : […] « et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni » (Jésus avec un corps d’ananas posé au milieu d’une corbeille de boyaux) ». Le corps est omniprésent, repas de famille dans tout leur excès (« ils nous gavent comme pour nous dévorer à Noël »), agressions sexuelles, pression exercée sur les femmes pour qu’elles aient un corps de poupée Barbie. « Mon père me dresse pour les paddocks de sa caste, les yeux braqués sur mon corps. […] L’apprentissage est rude, classique, danse et chaussures à talons, pied cambré, équitation ventre rentré, dos droit, menton baissé, tout ce qui dépasse est raboté, mon nez refait, mes cheveux lissés, mes joues gommées, mes éclats de rire sommés d’en rester là et mes idées personnelles priées de se le tenir pour dit. »

Le livre d’Emma Marsantes évoque L’enfant méduse de Sylvie Germain (1) ; même sujet (le viol d’une petite fille par son grand frère) et même attention aux mots, à ce qu’ils peuvent avoir d’étrange, d’opaque ou d’inquiétant pour des oreilles d’enfant. Il y a des échos de catéchisme et des souvenirs identiques de repas interminables entre ces deux écrivaines qui ont vu le jour pendant cette période dite du « baby-boom ». Mais les milieux décrits ne sont pas les mêmes et le récit d’Emma Marsantes est plus ramassé, plus intime, plus cru aussi par instants. La folie, la violence et la mort s’infiltrent partout, comme dans cet autre livre récemment paru sur le viol : Nocturnes de Chantal Chawaf (2). Dans les deux livres, des violeurs jouent perversement la carte de la proximité familiale ; dans le récit de Chantal Chawaf, dont la protagoniste est orpheline, « l’imposteur modulait en virtuose des imitations macabres de l’amour maternel » tandis que le frère de Mia déclare sans broncher que « tous les frères et sœurs font ça ».

Plus frappants encore sont les rapprochements possibles entre Une mère éphémère et Perséphone 2014 de Gwenaëlle Aubry (3) : Mia est au moins autant un avatar de Perséphone que de Méduse car le livre porte au moins autant sur la relation mère-fille que sur le viol. Pour mémoire, comme l’ont rappelé Mary Beard et Nathalie Haynes (qui a consacré son dernier livre, Stone Blind, à ce sujet), Méduse a été violée par Poséidon dans le temple d’Athéna et transformée pour cette raison en créature monstrueuse par la déesse offensée. Perséphone a pour sa part été enlevée par Hadès, malgré les précautions prises par sa mère, Déméter, et partage son existence entre les Enfers et l’Olympe. Dans le récit qui nous intéresse, les pistes se brouillent (« Ma mère me tait. Ma mère me confuse »), la fille plonge dans l’enfer de l’inceste mais c’est la mère qui rejoint le royaume des morts. Elsa, jamais un mot plus haut que l’autre, évitant soigneusement les grands éclats qui sont l’apanage de son mari, c’est « la morne vie qui dure, sans excès ni rupture », pour citer Aubry. Qu’en est-il de Mia dans ce cocon mortifère déjà évoqué ? Le constat est sans appel, explosif de violence larvée : « Non-existence. Huis clos, gangue, collée à elle, avortement d’une enfant déjà née. Notre complicité est un cliquetis d’instruments, le froid de la tige en métal qui racle sa muqueuse difforme. En place du sang vient la symbiose, son obsession de me maintenir en elle, internée, de telle sorte qu’elle se soignât de ma désolation et que je perdisse toute substance vitale, me protégeant du grand mensonge de son amour pour moi. » La maternité n’a rien de simple et devient même délirante après les révélations de Mia, quand mère et fille promènent un landau qui camoufle aux yeux de la rue un poupon factice… « nous promenons cet enfant incestueux dont je n’accoucherai pas, l’enfant de mes nuits fraternelles, l’enfant de la parfaite démence et de la naissance interdite, l’enfant de qui ? »

C’est donc un livre qui fait jouer tous les ressorts de la langue (en cela aussi la parenté avec Gwenaëlle Aubry est manifeste), fragments de contes et de comptines, détournements d’expressions toutes faites pour dire l’insupportable et traquer ce qu’il y a sous la surface parfois trop lisse de l’existence. Pour briser le silence, Emma Marsantes fait dévier la syntaxe, il faut bien cela pour défier l’omerta : « Je saigne la détestation. La tienne et la mienne, entremêlées, sauvages, inaudibles. […] Je saigne que tu te sois étranglée pour me clouer la bouche. » Trente courts chapitres (aux titres plus ou moins réussis) pour exorciser cette détestation ; Emma Marsantes a trouvé sa voix et sa parole mérite d’être écoutée.


  1. Sylvie Germain, L’enfant méduse, Gallimard, 1991.
  2. Chantal Chawaf, Nocturnes (Trois violences), éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2022.
  3. Gwenaëlle Aubry, Pénélope 2014, Mercure de France, 2016.

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