Qu’est-ce que le républicanisme critique ?

Spécialiste reconnu de l’École et du fait religieux, Sébastien Urbanski propose avec La République à l’épreuve des nationalismes une réflexion d’une très grande richesse, à la croisée de la sociologie et de la philosophie politique.


Sébastien Urbanski, La République à l’épreuve des nationalismes. École publique, valeurs communes et religions en Europe. Presses universitaires de Rennes, 248 p., 24 €


Ainsi que le souligne Alban Bouvier dans sa préface, Sébastien Urbanski se situe dans une perspective de « sociologie politique » (en l’occurrence, de sociologie des politiques éducatives en matière religieuse) « fondée sur des éléments de philosophie politique ». Cette perspective implique d’accorder une grande place aux investigations de terrain, d’où des chapitres consacrés au « multiculturalisme » scolaire en Angleterre et à la possibilité du post-sécularisme en Pologne, afin d’en tirer des enseignements sur les enjeux propres à une nation « républicaine », la France.

Les engagements théoriques de Sébastien Urbanski s’expriment avec vigueur dans une introduction à visée clairement programmatique. L’orientation générale de sa pensée se fonde sur ce qu’il nomme les « ressources du libéralisme politique ». Plutôt que d’opposer libéralisme politique et républicanisme, Urbanski fait de celui-ci une déclinaison particulière, plus précisément un enrichissement, de celui-là. C’est l’objet d’un chapitre III très convaincant.

Sébastien Urbanski : La république à l’épreuve des nationalismes

Un lycée à Bialystok, en Pologne © CC3.0/Simpledot

Son républicanisme critique s’inscrit dans la filiation des travaux de Philip Pettit et de Cécile Laborde. Par rapport à la conception classiquement défendue par les républicains, celle de la liberté positive (qui accorde une place décisive à la maîtrise des mécanismes conditionnant mon existence), le républicanisme critique appréhende la liberté individuelle, non comme une forme de maîtrise de soi, mais comme une forme d’indépendance. Elle se distingue de la liberté négative, non parce qu’elle prendrait des distances avec son idéal de non-ingérence, mais parce qu’elle suppose avant tout que la domination est possible sans ingérence et l’ingérence possible sans domination.

La différence entre domination et ingérence trouve une illustration saisissante, de nature à éclairer les problématiques contemporaines sur les revendications des groupes minoritaires, dans le cas de l’esclavage. L’esclave, incontestablement dominé, peut ne pas subir d’interférences réelles : « Mon maître peut en effet être d’une bonté telle qu’il choisit de ne pas peser sur mes choix, ou bien encore je peux exercer mon habileté ou mon sens de la flatterie pour toujours parvenir à mes fins [1]. » À l’inverse, il peut y avoir interférence sans que je sois l’esclave de quiconque : « Envisageons la manière dont l’État, conformément à la loi, pourrait s’ingérer dans ma vie en exigeant le paiement de mes impôts. Je fais assurément l’objet d’une contrainte lorsqu’on m’oblige à payer cet impôt, mais je ne fais pas l’objet, du moins pas nécessairement, de la volonté arbitraire d’un maître libre de toute entrave. […]  Ceux qui imposent le paiement de cet impôt  […] bien qu’ils s’ingèrent dans ma vie, ne peuvent pas le faire à leur gré ni en toute impunité ; ils ne me dominent pas comme le maître domine l’esclave [2] ». Ne pas être soumis au pouvoir d’un maître est donc l’idée essentielle du républicanisme, son idéal de liberté. Cette idée n’est pas, selon Sébastien Urbanski, étrangère au libéralisme.

Il faut bien comprendre que cette façon de concevoir le républicanisme permet un regard original sur nombre de nos débats hexagonaux. D’ailleurs, l’auteur souligne que la construction de ses objets est plus ou moins explicitement sous-tendue par l’idéal de non-domination. Ce dernier met l’accent non sur les questions d’identité mais sur celles de pouvoir, ce qui permet à l’auteur de proposer une analyse des errements français, notamment sur la question de la laïcité, qui accrédite le jugement d’Alban Bouvier : un travail de sociologie politique fondé sur la philosophie politique. Il le fait avec le constant souci, c’est suffisamment rare pour être souligné, de dégager la logique des positions en présence. Le paragraphe consacré à la sociologie de la laïcité (« Entre neutralité scientifique et engagement ») est exemplaire de ce point de vue.

L’objectif d’Urbanski n’est pas de « réduire les tensions entre approches concurrentes mais de tenir compte des évolutions historiques afin de ne pas figer le concept de laïcité dans une approche purement idéaliste ». Pour estimer la portée de cet objectif, peut-être faut-il rappeler la manière dont le républicanisme critique analyse la (trop) fameuse querelle du voile islamique.

On sait que le républicanisme classique voit dans son interdiction à l’école une manière d’approfondir les valeurs centrales de la laïcité, tout particulièrement la visée d’une éducation civique universelle. Aussi soulignera-t-on d’abord le rôle de l’État éducateur dans la promotion de la liberté comme autonomie rationnelle, ce qui implique de lutter contre les croyances incompatibles avec la pensée libre et la citoyenneté éclairée. On analysera ensuite le voile comme une figure de la domination religieuse et patriarcale. On considérera enfin que, l’école étant un espace particulier, un espace d’éducation à la liberté, son interdiction en son sein répond parfaitement à l’objectif d’auto-émancipation des jeunes filles.

Sébastien Urbanski : La république à l’épreuve des nationalismes

Le lycée Jean-Rostand à Strasbourg © CC4.0/Ji-Elle

À l’opposé, le républicanisme tolérant (j’utilise la terminologie proposée par Cécile Laborde ; Sébastien Urbanski parle de laïcité de reconnaissance) répond que les idéaux laïques sont plus menacés que protégés par la loi de 2004. En premier lieu, l’approche coercitive contredit l’objectif d’auto-émancipation. De ce point de vue, il existerait un risque réel de stigmatisation de l’islam et, dès lors, de reproduction du paradigme colonial d’émancipation féminine. Ensuite, ne faudrait-il pas voir dans le laïcisme, plutôt qu’une éthique universelle, une conception du bien parmi d’autres ? Il serait ainsi souhaitable de « laïciser la laïcité », c’est-à-dire de la purger de ses tendances scientistes et antireligieuses. Enfin, est-il réellement acceptable d’assimiler toute forme de foi à une posture d’asservissement et d’hétéronomie ? Les jeunes filles voilées, loin d’être nécessairement les victimes passives de leur socialisation, sont souvent les agents de leur propre vie.

Le républicanisme critique emprunte aux deux argumentaires : il se propose à la fois de défendre l’éducation à l’autonomie, chère au premier, et le droit au port du foulard à l’école, prôné par le républicanisme tolérant. Comment réussir cette conciliation ? Si l’on ne saurait tolérer des situations où l’agentivité sociale est limitée (et c’est très souvent le cas dans les communautés où les femmes sont infériorisées), on doit accepter que l’on puisse renoncer de façon autonome à exercer son autonomie dans la sphère privée. Cela implique de concevoir l’autonomie individuelle non comme une fin en soi mais comme un outil, c’est-à-dire comme une des ressources essentielles de la non-domination. Dans cette perspective, on a raison d’insister sur le fait que tous les élèves doivent recevoir une éducation à l’autonomie, mais on a tort de postuler a priori que le port d’un signe particulier est en tant que tel le signifiant d’un statut d’hétéronomie et de domination. Si l’auteur se rallie à cette dernière approche, c’est parce qu’il pense qu’elle seule prend toute la mesure du fait que les religions sont « des instruments de pouvoir qui vont à l’encontre du pluralisme ».

Il est une autre thématique qui occupe une place importante dans la réflexion de l’auteur : celle de la possibilité d’un nationalisme libéral (chapitre II). La thèse, limpide, peut être discutée : comment doit-on définir la nation afin qu’elle puisse constituer un rempart contre le nationalisme illibéral ? Les idéaux libéraux universels, dont, écrit l’auteur, le républicanisme français est une incarnation particulière, ayant été développés au sein de cadres historiques nationaux, pourquoi ne pourrait-on pas défendre un républicanisme national ? Mais Urbanski ne se lance pas à corps perdu dans l’entreprise et pose quelques questions cruciales : « En insistant sur l’articulation bénéfique entre identités nationales et principes libéraux, les adeptes du nationalisme libéral ne risquent-ils pas de délaisser l’exigence cosmopolite ? » On ne saurait mieux dire.

Si l’on peut accorder à l’auteur que le sentiment d’appartenance nationale n’implique pas nécessairement le chauvinisme, on doit tout de même se demander si la nation, « plutôt qu’une structure d’équilibre politique idéal entre le particulier et l’universel, n’est pas une forme essentiellement instable qui, même dans ses définitions  “civiques”, ne trouve pas en elle le principe de sa limitation politique et tend continuellement à glisser, en deçà et au-delà d’elle-même, vers le particularisme clos des identités culturelles ou « ethniques”, ou au contraire vers l’impérialisme de l’identification de soi à une mission universelle [3] ».

Dès lors, il n’existe guère de raison, si l’on défend l’universalisme du projet républicain, de refuser le cosmopolitisme, c’est-à-dire la meilleure incarnation contemporaine d’une théorie de la justice globale. Mais, reconnaissons-le, l’auteur semble largement adhérer à ce point de vue puisqu’il s’efforce d’articuler sentiment national, attitudes libérales et cosmopolitisme. Nous sommes dès lors très proches de ce que Kwame Anthony Appiah nomme joliment cosmopolitisme enraciné, dont l’inspiration nous semble traduire adéquatement les engagements que Sébastien Urbanski défend avec talent dans un livre aussi informé que généreux.


  1. Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1997), trad. fr., Gallimard, 2004, p. 42.
  2. Philip Pettit, «  Libéralisme et républicanisme », in Canto-Sperber Monique (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, 1996, p. 828.
  3. Jean-Yves Pranchère, « Nation sacrée ou Europe chrétienne ? Sur une ambiguïté théologico-politique de l’idée nationale » in Jean-Marc Ferry (dir.), L’idée d’Europe, PUPS, 2014, p. 125.

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