Dong Xi est né en 1966, c’est un Tibétain, premier de son peuple à être sorti diplômé de l’Académie du film de Pékin. Cette marginalité ne l’empêche pas de se couler dans les habitudes romanesques des écrivains chinois, comme en témoigne Destin trafiqué qui vient d’être traduit en français.
Dong Xi, Destin trafiqué. Trad. du chinois par Shao Baoqing et Elsa Shao. Actes Sud, 368 p., 23,50 €
Les romanciers chinois ne savent-ils écrire que des mélodrames ? En voici en tout cas un particulièrement gratiné. Chargé de page en page et presque de ligne en ligne de tuiles si retentissantes qu’on se demande comment le malheureux héros, un garçon bien sous tous rapports, plutôt beau gosse, plutôt doué tant sur le plan intellectuel que pour son aptitude au travail, bon fils (unique) d’une famille aimante, peut accumuler sur sa personne tant de malchance, de malveillance, d’acharnement de la société à lui nuire.
Il faut que l’auteur, très connu et apparemment très bien intégré, ait bien du talent pour que nous continuions à lire jusqu’au bout une histoire d’une tristesse si indicible et suivions avec un intérêt qui ne se dément pas les péripéties d’« un destin trafiqué ». Car tout ce déluge d’échecs calamiteux possède une sorte de qualité d’authenticité qui rappelle moins Ponson du Terrail que Zola et son naturalisme fondé sur une analyse lucide de la misère sociale. Bref, nous y croyons quand même, parce que nous ne mettons pas en doute hélas ! ce témoignage sur le pays réel chinois, témoignage corroboré par tels de nos amis qui, transfuges de la Chine de Mao, ont tenté de renouer avec le régime actuel et l’ont fui à son tour.
Soit un bébé de sexe masculin né dans une pauvre famille de paysans dont le père, intelligent et ambitieux, a fait quelques études qui ne l’ont mené nulle part, mais a reporté sur son rejeton un désir forcené d’émancipation sociale. Il est entendu dès le départ que celle-ci ne peut se concevoir qu’à la ville et dans la carrière administrative. Le cursus primaire puis secondaire se passe bien, l’examen d’entrée à l’université aussi, et en grandissant le garçon, bien qu’il soit de tempérament velléitaire plutôt que fonceur, devrait logiquement, vu son intelligence, briller dans l’enseignement supérieur et décrocher un beau poste, loin du maigre lopin planté de choux de ses parents, de la soue à cochons et de la parentèle envieuse.
Mais « une influence maligne », comme dit Verlaine dans le Prologue de ses Poèmes saturniens (1866), va tuer le rêve dans l’œuf. Sans explication, et malgré ses résultats, on refuse à l’étudiant postulant la place qu’il mérite, alors que d’autres candidats moins brillants sont admis à poursuivre. Est-ce un scandale ? Non pour l’entourage familial, auquel il semble évident et presque normal que l’absence de bakchich aux autorités universitaires est en cause. Il convient donc d’accepter son sort quand on est léger d’argent.
Pourtant, le père – chose incroyable – s’obstine et prétend exiger la justice pour son enfant. Il finit par s’incruster dans l’étage élevé où se cachent les bureaux responsables, est jeté à la porte, tombe dans le vide, se brise la colonne vertébrale, vivra désormais en petite voiture, continuant néanmoins à déployer comme infirme une énergie insensée pour faire valoir les droits de la famille.
Tel est le double point de départ d’une destinée qui s’achèvera par le suicide du fils devenu adulte. Lui-même père d’un garçon adoré, il sera forcé de le faire adopter par un couple de gens riches afin de lui assurer l’existence chic et fascinante d’un bourgeois dans le paradis socialiste aux caractéristiques chinoises, c’est-à-dire conformes aux lois prédatrices de l’hyper-capitalisme.
Un véritable chapelet de déboires rocambolesques est égrené tout au long de cette course à l’abîme qui se clôt par un faux happy end : la vision de la « réussite » du représentant de la troisième génération de la lignée, cadre « arrivé » dans la police, comme il fallait s’y attendre.
Le couple adoptif est-il au moins honorable ? Vous n’y pensez pas ! Le mari est un promoteur immobilier qui ne doit sa fortune qu’aux ouvriers migrants exploités, les bâtisseurs, à la merci du premier accident, de tous ces immeubles alignés comme des petits soldats qui enlaidissent les cités chinoises modernes (accessoirement, aujourd’hui nombre de ces constructions sont arrêtées, faute de financement, mais le livre de Gong Xi a été écrit avant le début du marasme). C’est sur un des chantiers de ce quasi-mafieux que le héros, réduit à l’état de maçon, a été victime d’une chute qui le rend impuissant et non indemnisé correctement, le résultat du test médical ayant été fraudé en sa défaveur, via la complicité intéressée du laboratoire chargé de l’analyse, bien entendu.
Les travailleurs misérables dont il s’agit ici sont des migrants de l’intérieur. Ils affluent des villages pour se vendre à n’importe quel prix. Certains, ceux qui ont le moins de scrupules moraux, finissent par s’en sortir petitement, en servant de mouchards aux patrons, ou en volant ce qu’ils peuvent, ou en s’employant comme hommes de main : cogneurs, tueurs à l’occasion. Les filles de la campagne, si elles sont jolies, s’inspirent de leurs payses parties plus tôt qu’elles des rizières boueuses et deviennent prostituées, comme la femme du héros, une analphabète, dont il est bien forcé, pour élever dignement leur fils, d’accepter le sacrifice, non par indifférence (car les jeunes gens s’aiment en dépit du mariage arrangé), mais par résignation.
Le maître mot du livre n’est pas écrit, c’est celui de corruption. Elle est universelle, généralisée à un point tel qu’elle abolit tous les sentiments humains, et d’abord l’entraide, non seulement à la ville (bourgade, équivalent d’un chef-lieu de canton, d’une préfecture, à cet égard tout se vaut), mais au sein même du monde paysan et à l’intérieur d’une même famille, où aucun don n’est envisageable, où le moindre prêt se négocie âprement, comme dans les Ardennes de la jeunesse verlainienne sans doute, mais un siècle et demi a passé depuis le stupide XIXe siècle.
Une question que le lecteur se pose : comment un texte aussi clairement critique peut-il paraître sous le règne de Xi Jinping, qui se veut exemplaire et qui, grâce au développement suffocant de l’espionnage électronique, perpétue l’esclavage auquel l’Empire chinois avait soumis ses sujets depuis l’origine ? L’auteur est certes prudent : pas un mot sur la politique présente et même, dans un coin, une remarque d’un des personnages sur le héros, qui se serait mieux trouvé, dans sa prime jeunesse, de rejoindre les communistes. Cela suffit-il à laver de toute mauvaise intention une démolition aussi totale de l’idéologie dominante par un écrivain issu, justement, de la paysannerie méprisée (mais aussi du Tibet, dont il convient peut-être que le régime ménage les élites sinisées) ? Quoi qu’il en soit, chers lecteurs et lectrices, la grâce que je vous souhaite, c’est de ne jamais vous réveiller Chinois.