Quand la fiction renaît des cartes

Spécialiste de l’histoire de l’édition aux temps dits modernes, Roger Chartier s’était donné un corpus particulier pour cette enquête : les ouvrages où des cartes viennent accompagner une fiction. Le confinement lui a permis de transformer un cours annuel du Collège de France en un essai qui élargit à des lecteurs le cercle plus restreint de ses auditeurs. La diffusion du savoir est une contamination positive !


Roger Chartier, Cartes et fictions (XVIe-XVIIIe siècle). Éditions du Collège de France, 112 p., 24 €


La combinaison entre texte et carte(s) est un trait de la modernité : Roger Chartier rappelle que « la conscience de la globalité a donné le goût pour les cartes géographiques, tant celles des nouveaux mondes que celles des anciens pays ». La production des cartes, leur fabrique, constitue un champ éditorial nouveau en termes de techniques qui, malgré des coûts importants, s’ouvre à un lectorat savant et curieux. Roger Chartier explore ce dispositif en nous invitant à le suivre dans les éditions d’œuvres majeures : Don Quichotte de la Manche, L’Utopie, Gulliver, Robinson Crusoé, La Carte du Tendre ; il associe à ces références des textes moins connus. Cet ensemble témoigne d’une attente culturelle à caractère iconographique ; car l’image cartographique a un pouvoir particulier : « Les cartes donnent à voir ce que la linéarité de l’écrit est impuissante à énoncer : la simultanéité des actions, la synchronie des épisodes, la coexistence des espaces ».

Cartes et fictions (XVIe-XVIIIe siècle), de Roger Chartier

Carte géographique des voyages de don Quichotte et des sites de ses aventures, dessin de Manuel Antonio Rodríguez

Les cartes permettent de comprendre des récits, des aventures, des itinéraires terrestres ou océaniques ; elles privilégient souvent des mondes-modèles, comme ceux des îles. Sur des mappemondes produites dans des ateliers renommés pour la qualité de leurs cartes, sont tracées les routes de navigations fictives. Dans cette modernité éditoriale, on peut distinguer des versants culturels. Après Don Quichotte, il y a de part et d’autre de la Manche, maritime, des généalogies anglaises et françaises. Les œuvres anglaises sont résolument océaniques : Gulliver, Robinson Crusoé ou cet étonnant Mundus Alter et Idem (1605), construction antipodique d’une Contre-Europe australe. En France, cette veine parait plus continentale, voire réduite à des exercices de salon ou de sacristie. Roger Chartier, sous le titre « Préciosité et mystique », met en parallèle les œuvres élaborées par l’esprit galant et celles construites par le prosélytisme religieux. Itinéraire de la séduction et marche vers le salut, pour le cœur et pour l’âme, sont dessinés par la représentation cartographique.

En 1654, La Carte du Tendre est insérée dans Clélie, roman attribué à « M. de Scudéry ». Si la carte est gravée par François Chauveau, l’image est construite à partir des consignes d’une société lettrée, celle du salon animé par Mlle de Scudéry. L’originalité de ce contexte éditorial collectif est reconnue dès l’époque. De nombreux commentaires sont publiés pour accompagner les lecteurs dans cette innovation figurative. Les chemins de l’âme sont ouverts par les Œuvres spirituelles de Jean de la Croix publiées en 1621 et 1641. Le contexte, ibérique, est autrement collectif : le milieu de l’ordre des Carmes déchaux est bien distinct de celui des salons, la mystique nait et s’entretient dans les cloitres, par le silence et non la conversation. La représentation correspondante est la Carte de la Montée au Mont Carmel. La carte de l’édition française distingue trois chemins, une trinité dont la seule voie centrale, étroite et directe, assure l’accès au « Banquet perpétuel » du paradis. Roger Chartier repère des « parentés morphologiques » dans les dispositifs ascensionnels de la galanterie et de la mystique… Les deux œuvres ont-elles été tenues dans les mêmes mains et lues en parallèle ? L’érudition de l’historien reste, pour le moment, sans réponse.

Cartes et fictions (XVIe-XVIIIe siècle), de Roger Chartier

Plan géographique des lagunes de Ruidera et le cours des eaux qui en sortent sous le nom de Rio Guadiana, levé par Juan de Villanueva.

Un autre diptyque est proposé au lecteur : La carte du Royaume des Précieuses, en l’Isle de Cythère (1650) et La Carte du pays de Jansénie (1660). La première prolonge La Carte du Tendre dans un registre charnel, plus érotique, avec des scènes suggestives sur l’Isle de Cythère et ses rivages. La cartographie du pays de Jansénie s’inscrit dans la polémique religieuse ; l’explication de la carte signale que « le Jansénisme est une égale disposition au Libertinage, au Désespoir, & au Calvinisme ». La représentation est destinée à prévenir les fidèles de « l’Église Catholique Apostolique & Romaine contre la pernicieuse Doctrine ».

L’essai de Roger Chartier oriente le regard vers les cartes qui ont été insérées dans les œuvres de référence. Cette iconographie n’était pas simplement illustrative ; elle invitait les lecteurs à projeter les récits dans des configurations spatiales réelles, fictives ou allégoriques. Aujourd’hui, la Carte du Tendre dessinée il y a près de quatre siècles peut être envisagée comme un GPS : G pour Galant, P pour parcours et S pour Scudéry. La lecture du riche chapitre d’ouverture sur Don Quichotte m’a fait penser au cours américain de Nabokov sur cette œuvre. Pour ses étudiants, il avait dessiné méticuleusement, à main levée, les schémas des itinéraires du récit. À l’âge numérique, le professeur Nabokov aurait eu accès aux ressources cartographiques de la Biblioteca Digital de Castilla y Leon, remerciée par Roger Chartier. Il n’est pas certain que ce raccourci technique lui aurait plu. De l’espace et des lieux cervantesques ? Oui ! Mais de sa griffe impérieuse sur la Manche et la Castille.


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