Gérard Noiret part à la rencontre d’artistes dont la peinture résonne avec la poésie. Pour Pierre Balas, la peinture « s’apparente à un territoire » à explorer avec son corps, « un lieu tant psychique que topographique ».
Le portail franchi, au bout d’une longue allée le moulin de Thasuble est là, entouré d’un étang d’eau vive, d’une peupleraie et d’une forêt. Après la visite au rez-de-chaussée d’un premier atelier « où sont rangés des trucs », on passe devant la vaste bibliothèque qui répond au moins à deux préoccupations. D’abord, permettre au jeune homme de 83 ans de « puiser » en elle des « alliés substantiels (1) » quand le monde se dérobe sous lui. Ensuite, regrouper les catalogues publiés par les galeries et les fondations qui l’ont exposé à Paris mais aussi à Munich et à Hambourg, à Naples et à Palerme, à Damas et à Prague, à Barcelone et à New York, au fil des décennies. Dehors, intrigantes, trois oies de Guinée sorties d’un conte. Un repas à l’ombre est l’occasion de parler à bâtons rompus. De Tal Coat que Balas a bien connu. Des menaces climatiques. De William Blake, qui refusait la division entre corps et âme. Des menaces politiques…
Au deuxième étage, dans un atelier de 200 m2 éclairé par des vitrages qui donnent sur l’étang, il n’y a que des grands formats, rangés les uns contre les autres, qu’il faut déplacer à deux avant de les contempler : Les outils de l’arpenteur ; Animal noir et menaçant mis en danger par un loup nu ; Passage d’un animal d’est en ouest, percé par balles ; L’arpenteur aux pas de loup (2)… Les couleurs y sont mates. Les dimensions atteignent les 3 m sur 3. La technique privilégie les pigments et l’huile de lin.
Que représente ton atelier ?
Mon atelier est le lieu du combat. Je l’aime malgré les malheurs et les difficultés qui s’y jouent. Il y a quelques bonheurs de temps en temps, et c’est sans doute à cause d’eux que je l’aime bien. J’y suis constamment, même quand je n’y suis pas ! J’y vais le soir vérifier si tout se passe bien, et le matin, avant le réveil, voir comment ça s’est passé dans l’intervalle. Quand j’y pénètre de nuit, c’est sans allumer la lumière, afin ne pas déranger, juste pour surprendre à la lumière de la lune ce que font les tableaux.
Constamment ?
Ce travail de peintre est une drôle d’histoire. Il me frôle, je le sens contre mon ventre, même quand je fais autre chose. Quand je me couche, il est présent. Alors je m’endors tranquille, sûr que je l’aurai auprès de moi dans mon sommeil et que, dans ces minutes très particulières du premier éveil, j’aurai les solutions auxquelles je n’avais pas pensé la veille.
Quelle est ta position en ce qui concerne les courants qui divisent les arts plastiques ?
Je ne suis pas intéressé par leurs questionnements. J’essaie d’être le peintre du visible et du non-visible. La lumière est essentielle, elle est d’une certaine façon l’énergie. Sans elle, la peinture n’est que du remplissage de surface ! La lumière dont je parle n’est pas, à la façon d’Ingres, un éclairage parallèle à notre regard. Elle sort de la peinture et se dirige droit vers nous. Elle nous gifle le visage.
Qu’entends-tu par « énergie » ?
Dans l’atelier, j’essaie de me comporter comme un animal, mais sans rien perdre de mon humanité. Ce n’est pas facile, mais je veux gagner en animalité, pour gagner en énergie et en liberté.
Tout à l’heure, devant la bibliothèque, tu évoquais des moments difficiles…
J’ai du mal à m’habituer à ces malheurs. J’ai trouvé chez Cézanne une phrase qui m’aide : « La catastrophe fait tellement partie de l’acte de peindre, qu’elle est déjà là avant que le peintre puisse commencer sa tâche. »
Pourquoi n’y a-t-il ici ni chevalet, ni palettes, ni toiles, et pas plus d’esquisses punaisées aux murs ?
J’utilise comme support des panneaux de bois assez minces ou des plaques de métal. À plat, ils me permettent de marcher dessus, d’être pulsionnel, voire sauvage. Je peux aussi les redresser pour passer à quelque chose de plus réfléchi. Je n’oublie pas qu’ils seront présentés à la verticale. Grâce à l’horizontalité, je peux utiliser ces matériaux sous différentes formes. Je découpe les panneaux quand ils sont trop grands ou j’en ajoute quand ils sont trop petits. Je procède en fonction de la spécificité du travail et non d’un format défini à l’avance par un fabricant qui se moque de ce qui se passera un jour à l’intérieur. Je n’ai pas besoin de dessins préparatoires. En fait, je n’ai pas de métier. Je suis nu, sans moyens et même aveugle. J’avance à tâtons. C’est petit à petit que les yeux me viennent et commencent à percevoir les choses. Dans la mesure où je n’ai pas de métier, je n’ai pas de procédure ni de recettes pour sortir de mes difficultés. Je suis étranger à toute fabrication. Je ne comprends pas comment ça marche.
Le dernier tableau – La robe d’apparat, jaune pâle, pour une cérémonie – remis en place, « celui-là, je l’ai commencé en 2012 et terminé cet hiver », la descente des escaliers puis l’installation dans des chaises longues face aux miroitements et aux nénuphars sont trop courtes pour laisser le temps aux chocs ressentis, notamment devant ces loups qui surgissent, de s’exprimer pleinement, de trouver des mots susceptibles de définir des couleurs résultant à coup sûr de la combustion d’une matière impure, d’analyser des mythologies inconnues. Surtout quand le peintre s’arrange pour répondre à une question demeurée en suspens quelques heures auparavant. « Après mon baccalauréat, je n’étais pas tenté par des études universitaires. Je n’ai pas non plus voulu fréquenter les Beaux-Arts. L’aventure avait lieu ailleurs que dans ces écoles et je désirais côtoyer des artistes impliqués dans la vie plutôt que des professeurs. On m’a prêté un atelier, j’ai déchargé des cageots aux Halles. Par chance, j’ai vendu très vite une pièce au musée de Dijon et j’ai pu montrer mon travail d’une façon régulière dans des institutions. Par la suite, j’ai acheté une maison en Provence. »
Curieuses, les oies de Guinée ont quitté claudicantes la forêt « très verte, plutôt dense, phosphorescente quand la lumière s’en va, vers le soir (3) » en nous entendant. Elles regardent à droite pour, mine de rien, mieux nous surveiller de l’œil gauche. On sent combien elles ont envie d’en savoir plus sur un maître attentif aux formes du vivant mais très, mais trop discret sur lui. « Un jour, un homme a frappé à ma porte. C’était un Allemand, qui représentait le ministère de la Culture du Land du Hesse. Il est revenu plusieurs fois et m’a proposé une exposition dans le château de Fulda. J’ai souvent eu ce genre de chance… Et puis un jour, plus rien. Il a fallu longtemps avant que ça recommence et que je rencontre un galeriste de Bâle. C’était à la fin des années 1970. Il m’a proposé une collaboration. Lui aimait bien ce que je faisais, moi j’aimais bien cet homme. Il m’a soutenu jusqu’à sa mort, il y a trois ans. »
Comment as-tu acquis ta culture picturale ?
J’ai voyagé, j’ai parcouru l’Europe pour visiter les musées, les églises. En Italie, j’ai trouvé avec enthousiasme ce qui me manquait. À Amsterdam, j’ai découvert Rembrandt mais aussi Van Gogh dont j’avais croisé le fantôme à Arles. Et puis je me suis passionné pour les peintres américains de l’expressionnisme abstrait : Mark Tobey, Willem de Kooning, Sam Francis…
L’enfance ou les années de formation ont-elles laissé des traces dans ton imaginaire ?
Les taches de sang humain que j’ai vues, enfant, sur un mur en plâtre blanc m’apparaissent comme les signes premiers de la peinture, celle que je porte à jamais en moi. D’ailleurs, je ne crois pas que ma vie d’artiste soit comme un chemin sur lequel j’avancerais en organisant des systèmes et en réduisant la focale. Elle s’apparente plus à un territoire que j’arpente et que j’explore, avec mes bras et mes jambes, un lieu tant psychique que topographique.
Sur quoi travailles-tu actuellement ?
Sur un projet d’édition avec Christian Bonnefoi, sur les dessins qui accompagneront le prochain livre de Bruno Grégoire et Anne Segal, et sur une exposition en Vénétie cet automne. En revanche, là, je ne peux t’en dire plus. Si je savais ce que je veux faire, je n’aurais pas à le faire.
Propos recueillis par Gérard Noiret
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René Char.
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Successivement : juillet 1994/septembre 2002 ; août 2001/avril 2005 ; avril 2006/mars 2012 : janvier 2017/avril 2022.
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Pierre Balas, Pubis dans la forêt (pigments et huile de lin sur panneau de bois, avril 2003-mai 2009).