Le public de la salle Richelieu peut découvrir le spectacle d’un très grand metteur en scène européen, Thomas Ostermeier. Mais il n’assiste pas à l’entrée au répertoire de la Comédie-Française de la pièce Le Roi Lear, de Shakespeare.
William Shakespeare, Le Roi Lear. Mise en scène de Thomas Ostermeier. Comédie-Française, salle Richelieu. En alternance jusqu’au 26 février 2023
La Comédie-Française dispose actuellement de trois lieux : le Vieux-Colombier, le Studio et la salle Richelieu. Seule une pièce représentée pour la première fois à Richelieu entre au répertoire de la Maison et y reste ; elle peut par la suite faire l’objet des mises en scène les plus diverses, qualifiées alors de « nouvelles productions ». Le rôle de conservatoire des œuvres constitue une des missions du Français. Même Antoine Vitez, administrateur général, accueilli par certains avec méfiance, avait affirmé sa fidélité aux trois piliers de la tradition : le répertoire, l’alternance et la troupe.
L’entrée (tardive) de Lear au répertoire s’annonçait comme un évènement. Elle suscitait d’autant plus l’attente qu’elle était confiée à Thomas Ostermeier. Le directeur de la Schaubühne de Berlin, un maître de la scène européenne, est familier de Shakespeare, dont il a déjà monté six pièces. Il a laissé un souvenir rare au Festival d’Avignon 2015, grâce à Richard III, avec l’acteur indissociable de son parcours, Lars Eidinger ; une reprise est programmée aux Gémeaux de Sceaux en janvier 2023. Surtout, il a déjà enthousiasmé les membres de la troupe avec leur travail commun sur La nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, en octobre 2018. Il s’est entouré de la même équipe qu’alors : Élisa Leroy pour la dramaturgie, Nina Wetzel pour la scénographie et les costumes, Marie-Christine Soma pour les lumières, Nils Ostendorf pour la musique. Il a continué sa collaboration pour la traduction avec Olivier Cadiot, amorcée avec Les revenants d’Ibsen et La mouette de Tchekhov. Il a fait passer Denis Podalydès du rôle du duc Orsino à celui du roi Lear.
Comme d’autres metteurs en scène, Thomas Ostermeier privilégie les traductions d’écrivains. Il a préféré créer un nouveau texte, avec l’accord du comité pour l’entrée au répertoire, au lieu par exemple de La tragédie du Roi Lear, par Jean-Michel Déprats, dans l’édition des Œuvres complètes de la Pléiade (2002). Dans le programme du spectacle, Olivier Cadiot s’explique sur ses choix : écrire en prose pour « la plus grande fluidité », modifier de ce fait la syntaxe sans moderniser la langue. « Il faut traduire afin que le texte soit dicible sur scène tout en ne perdant pas son extrême complexité. » Dominique Goy-Blanquet a étudié très précisément des points de traduction pour La nuit des rois ou Tout ce que vous voulez. Mais, à la simple lecture de la pièce (P.O.L, septembre 2022), le spectateur de Richelieu ne peut imputer au traducteur tout ce qu’il a entendu. Il peut aussi découvrir qu’il a été privé d’un très beau texte, la déploration de Lear sur le corps de Cordélia, sa fille préférée, d’abord rejetée au bénéfice de ses deux ainées, Goneril et Regan, lors du partage du royaume. Il a seulement vu l’adaptation de Thomas Ostermeier et Élisa Leroy.
Tous deux sont bien trop intelligents pour ne pas pleinement justifier dans le programme les choix les plus contestables : « La fin de la pièce figure la fille bien aimée et le père au cœur brisé réunis dans la mort… Dois-je prendre le parti de cette issue tragique mais mélodramatique, ou bien imaginer, lorsqu’il est question de pouvoir, que tout bouge mais finalement tout demeure ? » Surtout, Thomas Ostermeier a supprimé les personnages du duc d’Albany, mari de Goneril, et du duc de Cornouailles, mari de Regan, des rôles dont l’importance apparaît dès le début, et s’avère déterminante pour la suite, jusque dans la rivalité amoureuse des deux sœurs. Lors de la fameuse scène d’énucléation, Goneril suggère d’arracher les yeux de Gloucester, quitte la scène avant l’exécution de la vengeance, laisse sa sœur Regan encourager Cornouailles à terminer sa besogne sur le second œil. Dans le spectacle, c’est Goneril (Marina Hands) qui s’acharne par deux fois sur Gloucester (Éric Génovèse), sous le regard pétrifié de Regan (Jennifer Decker). Thomas Ostermeier s’explique : « Comment pouvons-nous jamais espérer une égalité des genres sans construire un réservoir de représentation aux femmes au pouvoir ? […] Qu’elles aussi, tout comme les autres personnages, soient réellement tragiques – tentant de faire au mieux et amenant le pire – a été un de nos objectifs principaux ». Il donne des raisons similaires à l’interprétation du comte de Kent par une femme : Séphora Pondi.
Le spectacle dure déjà presque trois heures sans entracte. Les contraintes propres à la salle Richelieu devaient imposer quelques coupes, mais pas l’abrègement de la pièce par la suppression de deux personnages importants. La déception provoquée par cette fausse entrée au répertoire peut être d’autant plus vivement ressentie que la composition de la troupe permettait de jouer la pièce dans toute sa plénitude, qu’elle en donne la preuve, même dans la version actuelle.
Après leur expérience de La nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, certains comédiens retrouvent Thomas Ostermeier avec « un vif plaisir » selon Éric Ruf : Stéphane Varupenne (le Fou), Christophe Montenez (Edmund, fils illégitime de Gloucester). D’autres, entrés entretemps dans la troupe, « s’embarquent avec autant de crainte que d’envie », toujours d’après l’administrateur : Claïna Clavaron (Cordélia), Noam Morgensztern (Edgar, fils de Gloucester). Mais l’ensemble de la distribution joue à l’unisson de Denis Podalydès. Dans Les nuits d’amour sont transparentes. Pendant la Nuit des rois (Seuil, 2022), l’interprète du duc Orsino confie son doute initial pour incarner son personnage. Il a dû s’interroger plus encore dans le cas de Lear, comme certains sur le choix d’un comédien seulement âgé de cinquante-neuf ans. Mais le doute cesse dès qu’il fait son entrée au son des trompettes : « Voilà le roi ! » Immédiatement, le partage du royaume et la mise à l’épreuve de ses trois filles lui donnent l’occasion de passer de l’autorité souveraine à la reconnaissance satisfaite, puis à la fureur déçue : variations de jeu impressionnantes d’un moment à l’autre, jusqu’aux ultimes étapes de la déréliction. Le plus étonnant, parce qu’inattendu, est de le voir au dénouement poussé dans une chaise roulante, à l’image de tant de fins de vie contemporaines. Mais, de ses mains tremblantes, Lear tente de réparer la couronne dont il s’était volontairement dépossédé.
Peut-être se manifeste alors le plus clairement la vision de la pièce explicitée dans le programme : « Les malheurs des pays et civilisations modernes ne sont-ils pas essentiellement provoqués par ces femmes et ces hommes qui ont fait leur temps et pourtant s’accrochent au pouvoir ? » Dans toute autre salle, elle s’ajouterait sans problème aux nombreuses interprétations antérieures, parfois contradictoires, de La tragédie du roi Lear, de manière même plus convaincante que beaucoup, grâce à la mise en scène et à la superbe maîtrise du plateau. D’entrée, l’aire de jeu apparaît entièrement couverte d’une lande désolée : sable gris et chétifs buissons, parfois plongée dans la brume au lointain. Elle se prolonge par une passerelle au milieu de la salle, reprise de La nuit des rois ou Tout ce que vous voulez. Parfois, un cadre lumineux descend des cintres, regroupe les interprètes dans des « îlots de civilisation », selon les termes du programme. Il est remplacé lors de la tempête par « le travail vidéo de Sébastien Dupouey, situé entre l’image organique et numérique qui se déploie sur un mur de LED, entre abstraction et impressionnisme d’une nature enragée ». Cette explication est représentative des différents développements dans le programme sur la musique, les costumes, « qui traduisent bien l’ambivalence entre distance historique et proximité extrême de notre présent dans la pièce de Shakespeare ». À les lire, Thomas Ostermeier et Élisa Leroy apparaissent si convaincants qu’il font plus encore regretter le choix de leur adaptation.