« Je ne comprends pas le monde »

Les Inédits d’Édouard Levé égrènent des listes, des dictionnaires, des pièces, des vignettes, des vers, autant de textes laissés en plan par cet homme mort, volontairement, en 2007. Édouard Levé était né en 1965, il est allé jusqu’à une école de commerce, et, à partir de là, bifurqua, vira, abandonna, reprit : un bras vers la photographie, un autre vers la performance, un troisième vers l’écriture, comme s’il s’interdisait d’agripper son objet pour ne pas l’étouffer, finissant par laisser une empreinte curieuse, pleine d’une joie éteinte et malicieuse. Lire ces bribes est une expérience en soi : tout y est brisé, inattendu, absolument libre, parcouru d’une angoisse blanche.


Édouard Levé, Inédits. P.O.L, 512 p., 24 €


Ces inédits n’ont pas été rassemblés au hasard. Leur sélection, leur savant éparpillement et leur présentation ont été confiés à Thomas Clerc, écrivain lui aussi, performeur à ses heures et ami d’Édouard Levé. Comme il est également professeur et armé du savoir qui va avec (en principe), Thomas Clerc situe parfaitement l’écrivain-artiste Levé dans l’espace littéraire et dans l’histoire d’un art canardé depuis Marcel Duchamp. Complice, il évoque les années 1990 qui ont vu naître Édouard Levé comme un moment désormais fini, mais pas tout à fait : la plupart de ces inédits ont été écrits au début des années 2000, ce n’est pas loin.

Pourtant, il est impossible de les lire en 2022 sans éprouver le temps qui tombe et se détache, feuille morte après feuille morte. Impossible de ne pas sentir l’ombre de l’écrivain parti délibérément, sa lucidité au néon, son désespoir, son rire qui tonne. Page 126, dans un dictionnaire qui énumère toutes sortes d’itinéraires touristiques dépendant d’une contrainte gratuite, il propose une « Tournée des ronds-points ». Dix lignes drolatiques sur la vanité de ces carrefours giratoires, sans un mot, évidemment, pour les Gilets jaunes qui allaient en faire un espace politique. S’il avait su… se dit-on. Édouard Levé n’est plus notre contemporain, c’est un ex-temporain, et sa tournée se fiche du temps quand il imagine un anonyme « déclamer du Tristan Corbière » au beau milieu d’un rond-point.

Les Inédits d'Édouard Levé : « je ne comprends pas le monde »

Reconstitution d’un rêve dans lequel les parents d’Édouard Levé mangent de la fourrure acrylique rose (24 janvier 1998) © CC4.0/Édouard Levé/Fonds Alexandre Levé

On rit énormément dans ces Inédits, et d’un rire jaune, noir, rouge, de toutes les couleurs d’une pochette-surprise – l’image n’est pas choisie au hasard, de nombreux souvenirs-sensations d’enfance remontent au fil de ces textes. Ne jamais avoir plus de vingt ans, ne jamais être sérieux, c’était peut-être la devise intenable de Levé.

Ainsi, c’est en voyant des enfants répéter une chorégraphie dans une cour d’école, sans que le son lui parvienne, qu’il avoue : « Je ne comprends pas le monde ». Souvent dans ses historiettes, un des cinq sens lui manque, comme si l’univers autour de lui ne lui parvenait jamais totalement : le son est coupé ; la vue est obstruée ou rendue impossible par la vitesse à laquelle il passe ; ou, au contraire, une odeur est si forte qu’elle envahit tout son être et il est prêt à défaillir. Son moi se dissout dans un excès ou un défaut de perception.

Quand ce drôle d’état ne lui échoit pas par hasard, l’écrivain le recherche, tâche de l’expérimenter. Il voyage, dit-il, pour atteindre « l’état de flottement intérieur qui me donnera accès à qui je suis ». Plutôt que de se trouver en un « je » fixe, solide, il se trouve dans la dilatation, la perte, une passivité active, délibérément cultivée. Souvent il se dissocie, parle de « mon cerveau » ou de « mon corps » comme d’une substance voisine, posée à côté de lui. Il fait son portrait en écrivain-ectoplasme. L’écriture semi-automatique est son carburant, la « déambulation flottante » est son moteur, Ça ne fonctionne pas toujours ; il lui arrive de noter sobrement : « aucune idée ne m’est venue ».

« Ne pas s’endormir, pour ne pas mourir », écrit-il à la surface de l’eau, les bras en croix. « To die, per chance, to sleep – to sleep, perchance to dream » : à l’oreille du lecteur ami d’Hamlet, la beauté de la langue anglaise résonne, des échos marins semblent remonter, lancinants, on s’y laisse aller comme dans le sommeil, avec Levé, avec soi-même.

Vous pensez qu’à mon tour je délire ? Lisez l’entrée « Neige » du Dictionnaire. Elle est magnifique, blanche comme les deux pages qu’elle comprend. « Le monde est enfin lisible, comme une collection de formes abstraites », écrit Levé. La neige comme la toile d’une immense peinture abstraite : suspension des choses, des détails, des scories de la terre et de la vie. Tout semble enveloppé dans un linceul. Ne subsistent plus que des lignes, à perte de vue.

Les Inédits d'Édouard Levé : « je ne comprends pas le monde »

Autoportrait d’Édouard Levé © CC4.0/Collection Alexandre Levé/Desamorais.v

La mort plane sur ces Inédits, le sexe aussi, sa petite sœur. On avance à tâtons dans la backroom d’une boîte gaie (l’orthographe est de Levé), dans un club échangiste animé par la géométrie de corps privés de noms, chez Alain Robbe-Grillet, au milieu de sa collection de cactus. L’écriture blanche insonorise l’espace, l’absence d’effets de style accentue les gestes, les membres, les mouvements mécaniques. Il y a du Nouveau Roman chez Levé, bien sûr.

De façon plus générale, l’écrivain est réputé aimer les contraintes parce qu’il aimait Georges Perec, ou l’inverse : il aimait Perec parce qu’il aimait les règles et les interdits. Édouard Levé est très habile à ces jeux, très inventif, et son style s’y prête. Sa prose est ramassée, précise, très ponctuée. De nombreux passages ont des allures de syllogismes. Il jette à la face du monde une énigme, un paradoxe, un constat. Son entrée « Amour » est sans doute le fragment le plus dénué d’affect et pourtant il marque. Sa maîtrise de soi est impressionnante.

Cette sécheresse et ce puritanisme stylistique vont avec le génie de l’observation et un goût du mauvais goût. Qu’il s’agisse d’architecture, de paysage urbain ou d’habillement, il est exceptionnellement sensible au fatras, au mélange des styles, au kitsch. À Bagdad, en Floride, ou à Paris, aux Halles, il note des assemblages ratés et hilarants, des détails physiques disgracieux : dandy, il peut être cruel, quelques secondes plus tard, il est gamin et au bord du fou rire. Il avoue avoir horreur du baroque, au sens propre et au sens vulgarisé. Non qu’il s’en indigne ; au contraire, s’il parcourt le monde, c’est pour entretenir sa stupeur. Les gens et les choses autour de lui jurent et heurtent sa pupille. Il s’en repaît, s’en amuse, voire s’y complaît.

Qu’il préfère la scène éphémère d’une performance n’est pas sans logique. On y reproduit le monde en le filtrant et en l’évidant. Il reste une succession de gestes et d’objets privés de sens ou, au contraire, surchargés de sens. Curieusement, les textes de ses performances reproduits dans ces Inédits tiennent ; privés de représentation, ils ne s’effondrent pas. Ils se rapprochent de ses éclats de prose et de ses poèmes : sauts de ligne intempestifs, répétitions, hasards, mots arrachés à leur contexte et déposés là comme un essai, prêts à être balayés.

« Œuvre ? / Pas œuvre ? », lance-t-il avec insolence dans le texte d’une pièce radiophonique. C’est la question, en effet. Oh, après tout, l’est-ce vraiment ?

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