Des murs et des mots

De très bons mots, et de l’esprit bien placé, La Dactylo n’en manque assurément pas. Ses aphorismes, repérés sur les murs de Paris et d’ailleurs, trouvent aujourd’hui refuge dans un petit livre léger comme l’air… du temps.


La Dactylo, Démo d’esprit. Aphorismes et autres prismes. Verticales, 128 p., 12 €


Ça fuse. Ça infuse. Ça diffuse. Les aphorismes de La Dactylo sont comme tous les aphorismes dignes de ce nom : brefs, incisifs, drôles, mordants, tordants, formules façon flèches qui font mouche, bombinent prestement autour de nos obsessions, ciblent riamment nos préoccupations, interrogent obliquement nos interrogations, bref mettent mille fois dans le mille. De l’amour : « Pendue à ses lèvres, je parle une autre langue. » De l’époque : « Comment demander l’asile dans ce monde de fous ? » De tout, de rien, du rien de ce tout : « RATER SA VIE, C’EST DÉJÀ ÇA. » Ils étaient pochoirs sur des murs, les voilà désormais mots dans un livre de poche. D’un voir-lire à un lire-voir…

Car c’est sûr, Démo d’esprit ne se lit pas comme de la prose classique. Tourner les pages dans le sens de la vie, du début à la fin, ne serait pas drôle, ni nécessaire. Il faut plutôt picorer, grappiller, s’arrêter, peser, penser, rêver, bifurquer, sauter une page, se laisser prendre, reprendre, surprendre au tournant d’une pensée, puis d’une autre. Le regard fera le reste. C’est étrange et salvateur, mais plus l’aphorisme est concis, plus il se dilue dans l’esprit, l’ouvre aussi, le dilate : « Simuler au lit, c’est biaiser. » Inutile de passer des heures devant dix mots, le tableau s’éclaire presque instantanément. Plaisir à l’état pur : « Adepte du bondage / et du bon vin, / je suis aligoté. »

Démo d’esprit, de La Dactylo : des murs et des mots

Il est vrai que La Dactylo… graphie mais jamais ne griffe. Elle ne dénonce pas, ne donne pas non plus de leçon, non, le message est plus subtil, il réveille les consciences à coups de petits détournements, de complices sous-entendus (« Manifester peut coûter cher : les yeux de la tête »), mais sans brutalité aucune, elle choisit de pointer plutôt que de tirer, comme une boule légère qui approche son sujet, l’enveloppe, le caresse, le chatouille, le réveille. Tout vient à point à qui sait entendre, dira-t-on. Surtout quand il s’agit de retourner, ou de retrouver le français dans l’anglicisme, art dans lequel La Dactylo excelle : « L’ÉTÉ EST FINI, L’ÉTÉ SUMMER ».

La Dactylo est de tous les bords. Du sien : « Les femmes ont des habits, certains hommes n’ont aucune tenue » ; de l’autre : « J’accuse réception ! » Email Zola. Elle prend la parole pour la rendre, quitte à troubler son interlocuteur : « SI ON TE DIT DE TE TUER, TU T’EXÉCUTES ? » Elle est un Je fragile et un Je agile, elle est telle et elle est tout le monde : « Un pour tous : touze pour un ! »

Parfois, trois fois pour être précis, un texte plus long vient compléter la vue d’un aphorisme, comme une extension du domaine de l’image. Ici une sorte de catalogue de pathologies cardiaques qui fait pendant à un « À TROP S’AIMER, ON A FRÔLÉ LOVERDOSE » ; là, la description d’un film porno crypté qui éclaire d’une lumière indirecte et crue un « POURQUOI TOMBER AMOUREUX QUAND ON PEUT TOMBER DES NUS ? » ; là enfin, l’évocation d’un corps-à-corps qui prend l’apparence d’un combat sans fin, et pourtant mortel, et qui se réfléchit dans un : « VOUS ÊTES ICI VOUS ÊTES LAS ».

La Dactylo a été « élevée dans les mots », écrit-elle dans une préface à la troisième personne, « par un père journaliste et une mère écrivain » ; elle est devenue photographe-artiste de profession, croit-on savoir. Ceci expliquant sans doute cela, et vice versa : l’amour du bref, le goût de l’errance dans la ville, et puis surtout les mots qui font image : « Comme une photo devenue tirage, ses aphorismes qui défilaient jusqu’ici derrière un écran acquièrent au grand air une autre dimension. Ses mots prennent corps dans le décor urbain. »

Que va devenir La Dactylo, maintenant qu’elle est écrite pour de bon, ou presque ? Se ranger dans les livres ? S’en retourner d’où elle vient, la nuit, contre, tout contre ces murs qu’elle affectionne ? Elle seule le sait. Ou ne le sait pas. Ça n’a d’ailleurs aucune importance, puisqu’elle nous a déjà prévenus : « UN TRAIN DE VIE PEUT EN CACHER UN AUTRE. »

Tous les articles du numéro 161 d’En attendant Nadeau