Wacquant remet les gants

Disciple de Pierre Bourdieu, le sociologue Loïc Wacquant ouvre les boites d’archives de son premier terrain : en 1990-1991, pour sa thèse de doctorat, il était à Chicago, dans le South Side, l’un des ghettos afro-américains les plus pauvres des États-Unis. Pour mener cette enquête, il s’était inscrit dans le Gym du quartier, une salle de boxe où amateurs et professionnels partageaient la passion de ce sport exigeant. Publiant ses propres photographies et de nombreux extraits de ses carnets de terrain, Wacquant revisite son voyage d’alors, l’allégeant de tout jargon sociologique pour être au plus près des corps et des vies de ceux qui furent ses partenaires.


Loïc Wacquant, Voyage au pays des boxeurs. Woodlawn Boys Club. Dominique Carré/La Découverte, 256 p., 32 €


C’est d’abord un voyage en images que propose Loïc Wacquant avec les photographies en noir et blanc qu’il a prises au cours de son long séjour au Woodlawn Boys Club (WBC). Le sociologue est bon photographe et soigne sa droite quand il s’agit de tirer le portrait d’un des boxeurs du Gym lors des combats d’entrainement. Il documente beaucoup par l’image des scènes moins spectaculaires, celles du quotidien d’un lieu singulier au milieu du champ de ruines que constitue ce quartier du South Side, miné par la violence et les trafics en tout genre.

Voyage au pays des boxeurs : Loïc Wacquant remet les gants

Le paysage lunaire du South Side de Chicago, territoire désolé et dangereux © Loïc Wacquant in « Voyage au pays des boxeurs » (Dominique Carré/La Découverte, 2022)

L’auteur nous y a emmenés par une série de photographies des rues désertes, un travelling urbain, le chemin qu’il parcourt de son logement étudiant en bordure du ghetto jusqu’au club : des clichés de commerces dévastés, d’immeubles incendiés, de trottoirs jonchés de gravats et de déchets. Il y a ajouté les croquis de sa main cartographiant cette zone, une des plus pauvres de la ville. Mais, une fois arrivé à la salle, c’est de ce dedans qu’il va raconter le dehors, ou, plus exactement, c’est par le portrait collectif de l’homo pugilisticus qu’il analyse, en creux, par petites touches, la condition de l’homme du ghetto. Sans s’exclure de l’album : on voit le sociologue, surnommé « Busy Louie ou « Brother Louie » par les habitués de la salle – « j’étais fluet avec les bras longs mais j’avais la mentalité d’un bagarreur » –, au milieu de ses enquêtés, tout sourire. Au terme de ces deux années, il est devenu un boxeur estimé qui est « des nôtres », dit l’un d’eux : il a fait des combats plus qu’honorables, il a aussi été un efficace « homme de coin ».

Les photographies, sauf lorsqu’il s’agit d’archives du WBC, ne sont pas légendées – aucune, surtout, n’est précisément datée et c’est de ce point de vue un curieux voyage qui prend peu en compte la progressive familiarité du sociologue avec les membres de la salle. Ce choix s’explique en partie par le fait que Loïc Wacquant avait publié en 2000 aux éditions Agone un premier ouvrage tiré de sa thèse (Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur) et centré sur son enquête. Vingt ans et d’autres terrains plus tard (notamment les prisons états-uniennes), et c’est le grand intérêt de cette revisite, il propose un portrait de ces hommes – on verra que le genre est central dans la construction de ces identités – qui préfèrent la salle à la rue.

Aux images, notre boxeur juxtapose des dizaines de brefs extraits d’entretiens qu’il a menés à l’époque auprès de boxeurs amateurs ou professionnels. C’est l’autre grande richesse du livre que de proposer ces verbatim des enquêtés ne venant pas illustrer un discours surplombant du sociologue mais nous replaçant au cœur de la salle. Le sociologue a pris soin de les traduire mais il donne la version originale de certaines expressions particulièrement techniques ; au fil des pages, cette langue singulière de la salle nous devient plus familière, d’autant que l’auteur a aussi dessiné et reproduit un plan manuscrit très précis de ce monde à part (cuisine, douches, WC, vestiaires, bureau de DeeDee, le directeur, panneaux photo, et bien sûr la salle, avec le ring, les sacs, dur et mou, les miroirs, etc.).

Voyage au pays des boxeurs : Loïc Wacquant remet les gants

Le vieux coach DeeDee noue les gants de son poulain Curtis Strong pour une séance de sparring (août 1989) © Loïc Wacquant in « Voyage au pays des boxeurs » (Dominique Carré/La Découverte, 2022)

Voyage au pays des boxeurs est un ouvrage humble à cet égard : Wacquant ne bombe pas le torse et n’hésite pas – du moins est-ce ainsi que nous l’avons lu – à publier, non sans auto-ironie en regard du portrait d’un boxeur en gloire un soir de match, un schéma manuscrit résumant sa vision de son terrain, mobilisant les grands concepts bourdieusiens, et intitulé « modèle simplifié des déterminants sociaux de la carrière pugilistique ». L’ouvrage s’affranchit en effet d’une stricte lecture théorique pour devenir un objet incarné, parfois véritable « chant d’amour », tant il s’en dégage une puissance auto-érotique et érotique, largement revendiquée par les acteurs : « J’adore ça. J’adore mais tout. Être tête contre tête, mon adversaire me cogne et je le cogne », dit Little Keith, chauffeur-livreur à temps partiel. Il nous livre cette sensualité brute sans fard ni filtre, simplement en images et en mots.

Pourtant, cet ouvrage est un livre pudique, en retenue pour reprendre une expression sportive : chacun des six chapitres qui le composent s’ouvre sur un texte dense qui avance ses analyses sans être dogmatique ; bien sûr, l’auteur est sociologue et construit page après page son objet, en analyse chacune des facettes, faisant une large place au symbolique – il est question de catéchisme du « sacrifice », on sent que le temps a passé ; dommage d’ailleurs que Wacquant n’ait pas fait un retour dans le quartier et n’ait pas cherché à retrouver certains de ces boxeurs et entraineurs. Mais ce qui reste, c’est surtout une extraordinaire expérience pour ce sociologue, celle de partager d’aussi près la vie de ces garçons, qui ont en commun une forme d’esthétique de l’existence.

Les boxeurs insistent sur la beauté : celle du corps qui transpire, celle du beau geste, celle aussi du combat. Le chef d’orchestre est le directeur de la salle : il aime ses boxeurs, il continue à travers eux à boxer, car on ne s’en échappe jamais. Le sociologue n’est pas pour autant fasciné et, à l’écoute de ses camarades, il sait bien que la boxe est, comme disait James Baldwin, « un jeu de pauvres garçons » : « L’affection du boxeur se mêle à la conscience soigneusement refoulée, mais elle aussi incorporée, de la face sombre du pugilisme […], l’exploitation impitoyable [du corps] qui appelle spontanément de virulentes comparaisons avec l’esclavage, l’élevage de bétail et la prostitution […] et qui menace de vous ravaler au rang d’un vulgaire “quartier de viande“ ». Mais la boxe apparaît comme une manière de sublimer ce corps, en en prenant soin (en le protégeant « des pollutions du monde profane »), en le rendant le plus apte possible au combat par une discipline quotidienne et enfin en l’exposant aux coups de ses adversaires.

Voyage au pays des boxeurs : Loïc Wacquant remet les gants

Curtis Strong pare les coups de son adversaire lors d’un combat au Park West, boite de nuit huppée du quartier de Lincoln Park (février 1991) © Loïc Wacquant in « Voyage au pays des boxeurs » (Dominique Carré/La Découverte, 2022).

Par un montage subtil, Loïc Wacquant rend compte ainsi des différents degrés de cette étrange chaleur qui gagne les corps, des états successifs de ce corps combattant (de la sueur quotidienne qui ruisselle chaque matin lors des kilomètres de course à pied à la peur qui saisit le boxeur dans le vestiaire avant le match). Attentif à ces temporalités, il montre aussi que ces peurs sont parfois le miroir de celles que ces jeunes hommes pourraient vivre dans la rue – la plupart disent avoir été le témoin direct d’un meurtre. Elles en ont l’intensité. En allant au Gym, dit un entraineur, le boxeur se sauve la vie, mais il « nous » sauve la vie aussi : s’il n’était pas en train de boxer, il pourrait être en train de pointer son arme sur notre tempe.

Ce voyage ôte de nombreuses illusions : le temps des Mohamed Ali et des George Foreman est bien loin en 1990, et aujourd’hui plus encore. La boxe professionnelle à Chicago ne fait vivre qu’une poignée d’hommes ; les autres vivent dans la misère, obligés de travailler à côté ou de se livrer à des activités illégales. Car ce sport est marginalisé (même lorsque les matchs sont organisés dans des palaces du centre-ville) : l’élévation du niveau de vie et d’éducation a tari le nombre de pugilistes, la classe moyenne a développé une sensibilité peu en phase avec les combats de boxe, qui ne sont retransmis à la télévision qu’en pay-per-view. On ne devient plus une vedette en boxant, aucun boxeur n’est populaire, même dans son propre quartier.

Ainsi ce livre est-il un bel hommage à ces garçons afro-américains qui pratiquent ce sport aujourd’hui moins pour les gains financiers (devenus dérisoires) que pour la possibilité d’exercer un art du corps, de « s’immerger dans un monde sensuel et moral », de devenir ensemble maîtres d’eux-mêmes. Loïc Wacquant les nomme tous, en précisant leur âge et leur profession, il s’adresse parfois à l’un d’entre eux, et a choisi le plus beau portrait de chacun. Le sociologue-boxeur sait bien ce qu’il leur doit.

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