Hypermondes
Peut-être les étoiles, le dernier des cinq tomes de Terra ignota, permet de mesurer l’extraordinaire ampleur du cycle magistral d’Ada Palmer. L’utopie, la guerre, le genre, les Lumières, les épopées d’Homère, le divin, le pouvoir, la narration, le temps, la distance, le voyage spatial, le pragmatisme politique, l’avenir de l’humanité, l’amour et la résurrection : tout cela et plus encore se trouve dans les 2 800 pages de Terra ignota. Confirmant l’incroyable générosité qu’on sentait courir au long des précédents livres, le volume final nous propose une vision de l’avenir optimiste, progressiste mais nuancée, faisant de Terra ignota une utopie moderne, une preuve des pouvoirs de la science-fiction et, grâce à la finesse de son écriture, au soin de sa construction, à la force de ses émotions, un chef-d’œuvre de la littérature.
Ada Palmer, Peut-être les étoiles. Terra ignota 5. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michelle Charrier. Le Bélial’, 576 p., 24,90 €
Il n’est pas facile de terminer. Nombreux sont les cycles de SF et de fantasy qui commencent très bien, continuent sur leur lancée et finissent presque à l’arrêt. L’ensemble peut rester appréciable, mais la déperdition d’énergie et le ralentissement affectent la lecture. Rien de tel dans Terra ignota. On peut préférer tel ou tel tome, trouver le premier et le deuxième plus narratifs, le cinquième plus spéculatif, estimer le troisième un peu lent, mais le fourmillement d’idées et d’émotions reste tout du long si bien agencé et d’une telle richesse qu’on a l’impression que de nouvelles fenêtres s’ouvrent sans cesse sur un horizon de plus en plus large. Terra ignota n’est pas parfait et c’est tant mieux car sa nature est l’élan, le rebond, la surprise. Comme Apollon l’archer, figure tutélaire de certains personnages, principe capital du cycle, Ada Palmer vise loin. Une fois un objectif atteint, une péripétie dénouée, une terre inconnue transformée en jardin, palais ou ruine, le récit s’en sert comme d’un tremplin pour se déployer toujours plus haut.
Ce cinquième tome raconte la suite des guerres qui ensanglantent la Terre de 2455 et leur fin. Tout en menant une réflexion profonde sur les façons de les rendre moins meurtrières, Ada Palmer arrive à rendre passionnantes des situations a priori anti-littéraires : cinq cents pages de discussions politiques et métaphysiques entre des personnages statiques négociant le sort du monde par écrans interposés. Ça n’empêche pas Peut-être les étoiles de voir se succéder les révélations déclenchées par des ressorts bandés dès les premiers livres du cycle, et les merveilles. On y trouve des batailles, une sorcière, une armure intelligente et invisible, des résurrections, une torture inimaginable.
L’autrice est historienne, spécialiste de la manière dont les idées interdites circulent, en particulier dans la Florence de la Renaissance. D’où, certainement, les tortueuses conspirations qui innervent sa société des Ruches et dont la dernière n’est pas le moindre plaisir du lecteur.
Dans le monde de Terra ignota, les fictions ont un réel pouvoir. L’Iliade détermine un conflit qui apparaît comme une nouvelle guerre de Troie : Achille furieux, Hélène, Ulysse ballotté par les événements, rejouent la trame d’Homère, tout en essayant d’enrayer l’enchaînement tragique des vengeances. Loin d’être un artifice de narration, ce pouvoir des fictions se justifie par un élément de l’intrigue illustrant la puissance des lectures.
Pour donner chair à des forces, des principes, des enjeux toujours pertinents en 2455, Ada Palmer recourt aux dieux grecs. Ainsi Poséidon incarne-t-il la distance attristante, Apollon l’exigence, la recherche jamais satisfaite de ce qui paraît hors de portée. Ce n’est pas pour rien que la Ruche – c’est-à-dire l’équivalent d’une nation choisie fondée autour de buts communs – qui porte cette exigence s’appelle l’Utopie.
Le niveau le plus élevé de l’intrigue pose la question de ce qui fait notre humanité. Avec comme corollaires celles du moins mauvais gouvernement possible, des objectifs que doit se donner l’espèce humaine et des moyens de les poursuivre. Dans la mesure où les réponses sont guidées par une bonté extrême, on peut voir en Terra ignota une utopie d’aujourd’hui. N’exposant pas un idéal mais un meilleur chemin, qui ne sera certes pas facile à atteindre, puisqu’il faut la combinaison de deux personnages divins pour le dégager.
Cette utopie humaniste, Ada Palmer la tisse dans un grand roman aux multiples facettes. C’est un livre qu’on n’a pas fini de lire et relire, d’interpréter et réinterpréter. Un travail de maître dispensateur de joie, à la hauteur de Fondation ou de Dune et, pourquoi pas, de Tristram Shandy, La condition humaine ou du cycle rabelaisien. Qu’on puisse le rapprocher d’œuvres aussi différentes donne une idée de sa richesse.