Mythologies, de Gonçalo M. Tavares, propose deux séries de contes aux titres étranges : « La femme-sans-tête et L’homme-au-mauvais-œil », « Cinq enfants, cinq souris ». Elles se complètent dans une certaine mesure, leurs héros étant des enfants, trois garçons dans la première série, qui tentent de retrouver la tête de leur mère, « la femme-sans-tête », et dans la seconde une famille de cinq, un garçon et quatre filles (la dernière, un bébé, passe son temps à s’égarer volontairement), qui à la fin se transforment en souris. Entre les deux groupes, aucun lien direct, mais ils rencontrent, les uns et les autres, maints personnages improbables.
Gonçalo M. Tavares, Mythologies. Trad. du portugais par Dominique Nédellec. Viviane Hamy, 384 p., 22,90 €
La caractéristique fondamentale des deux séries, c’est qu’elles sont découpées en morceaux très courts (13 pour la première, 20 pour la seconde) qui eux-mêmes se trouvent scindés le plus souvent en fragments plus petits, dont chacun porte un titre et pourrait théoriquement se lire comme une histoire à dormir debout séparée de l’ensemble.
Agent rassembleur de ce livre pulvérisé : l’angoisse. Elle est introduite très simplement dès la première ligne de la première histoire, grâce au démontage d’une expression imagée courante : perdre la tête. Appliquée ici à une femme tout à fait ordinaire, dans une très banale situation (elle s’affole, comme le ferait n’importe quelle mère de famille surmenée, parce qu’elle n’arrive pas à localiser ses trois fils – ce pourrait être aussi un rêve – dans le jardin trop vaste de la maison), elle est prise au pied de la lettre, et le récit, qui avance au galop mais avec froideur, en tire la conséquence matérielle, concrète, qu’il s’agit ensuite de justifier logiquement. La mère a perdu la tête réellement, c’est donc qu’on la lui a tranchée. Et qui a pu faire ça ? Le mari. Et pour quelle raison ? « Parce qu’il voulait avoir plus de place au lit. »
À ce stade, on pourrait encore imaginer une plaisanterie, à la vérité un peu rude. Mais la prolifération impassible des absurdités s’enrichit aussitôt d’éléments annexes qui transforment la scène en cauchemar. Car « tranchée » (et à l’aide d’une hache) est un adjectif violent et, si la narration veut rester logiquement en phase avec lui, elle ne peut s’empêcher de mentionner le sang qui coule de la blessure. Et qui dit sang dit horrible odeur de sang. Qu’à cela ne tienne, puisqu’il faut, toujours pour respecter la réalité des faits, trouver un emploi textuel à cette abomination, eh bien allons-y ! Ce sang qui se répand et pue est recueilli par la mère elle-même, qui court sans tête et réfléchit cependant toujours, comme si elle avait « gardé toute sa tête », et l’utilise, à l’exemple du Petit Poucet (c’est un conte pour enfants, n’est-ce pas ?), en marqueur de sa course, afin de permettre à ses trois diablotins de la retrouver aisément.
Ce qui arrive en effet, si bien que ce sont ces trois gosses fort calmes qui, par leurs questions d’une précision toute clinique, apprennent le détail de l’assassinat. Et voilà comment, en moins de deux pages inaugurales fort mouvementées mais écrites dans un style flegmatique, on est passé du jeu presque anodin avec la langue à un spectacle gore. La réussite d’écriture est surprenante.
Si j’ai détaillé ce processus littéraire singulier, c’est à cause de son rôle prépondérant comme générateur des fictions que le romancier monte en chapelet à l’aide du fil d’archal d’une implacable logique formelle et même formaliste. Une sorte de Humpty Dumpty maître des mots et attentif à s’en faire obéir dépiaute en effet le langage courant, en fabrique des montages monstrueux et crée ainsi un univers d’un totalitarisme délirant, où il suffit que le chef autoproclamé d’une prétendue révolution prononce une phrase en forme de slogan (« Celui qui tremble est coupable ») pour que cette formule érigée en vérité absolue devienne prétexte à toute une suite d’exactions qu’on ne saurait combattre puisqu’elles sont cautionnées par le langage.
Celui-ci, convenablement trafiqué à la manière de l’allemand tordu en idiome du IIIe Reich selon la démonstration glaçante de Victor Klemperer, devient commun et permet d’exiger n’importe quoi de ses adeptes : qu’ils rapportent la main droite coupée de victimes, qu’ils crèvent le seul œil encore fonctionnel de « L’homme-au-mauvais-œil », entièrement conditionné par son nom et désigné ainsi comme coupable idéal des mauvais coups du sort.
Grâce à sa maîtrise du langage, dont il fait ce qu’il veut, le romancier bâtit un univers imaginaire dans son inquiétante étrangeté, mais qui entretient des rapports constants et substantiels avec la réalité moderne du progrès technique, considéré surtout au moment de son explosion, c’est-à-dire au début du XXe siècle. Il est donc représenté par ces inventions que constituent le cinéma, l’aviation et d’une manière générale les machines fonctionnant à la Fée Électricité, en particulier celles destinées à normaliser les comportements humains déviants, à guérir les fous, d’autant plus présents dans le texte qu’un train non seulement à grande vitesse mais à vitesse démesurée, à la fois silencieux et perfide, y parcourt le pays et aliène (au sens propre) les voyageurs qui ont l’imprudence d’y monter. Heureusement, le bon docteur Charcot est là, qui, multipliant les électrochocs et les expériences traumatisantes, endosse le costume bienveillant du défenseur de la normalité.
Les stéréotypes des contes et leurs figures imposées jouent ici un grand rôle dans la création de fantasmes, généralement effrayants. Ainsi, c’est une idée reçue (un dessin animé de Max et Dave Fleischer la mettait en scène à leurs débuts), l’autruche, en permanence affamée, avale tout ce qu’elle rencontre. Celle du livre s’est en quelque sorte spécialisée : elle emprunte au pic épeiche sa technique de « martèlement animalesque » et ouvre le crâne des gens pour dévorer leur cervelle. Ce qui lui permet, en bonne samaritaine, de sauver la Femme Rousse, autre personnage récurrent, dont une araignée géante a paralysé les mouvements.
Quant à l’expression « chaises musicales », elle désigne un jeu, mais il suffit de le pervertir, et c’est ce que fait un jeune voyou appelé Moscou, pour qu’il se transforme en un tir forain mortel. Tout comme est meurtrière la scène finale de « Cinq enfants, cinq souris », où une petite fille, portant elle aussi un prénom russe, tue au pistolet deux de ses sœurs, tandis que la dernière des filles, Anastasia, qui « est un bébé », reste seule, « de nouveau perdue. Et tellement contente ! ». Contente, sans doute, d’échapper seule à l’aventure sauvage où elle est embringuée.
Un tel texte, d’autant plus violent qu’il ne vibre jamais d’aucune compassion, et use d’un style matter of fact – comme si les histoires majoritairement affreuses qu’il contient, souvent démarquées du folklore en effet cruel des contes, compilés notamment par les frères Grimm, étaient sans importance –, réclame d’être décrypté par une clé. J’hésite entre trois possibles. La première, qu’on ne saurait exclure, est celle du sadisme assumé, car à force de raconter des choses horribles, comme le dit Félix Chapel dans Drôle de drame, on finit par s’y complaire.
La seconde, que l’analyse aimerait privilégier, ouvrirait à une vision apocalyptique et métaphorique du monde actuel, caractérisé par son abjecte indifférence à l’esclavage, aux idéologies mortifères, au malheur universel des faibles et à l’abandon des enfants dans la forêt des horreurs.
Enfin, la troisième, plus dissimulée, en réalité une variante « évangélique » de la seconde, ajouterait à la peinture de la misère de l’homme que c’est une misère de l’homme sans Dieu. Cette lecture-là, qui se fonde sur le personnage apparemment épisodique du prêtre et le recours final à Jésus, bien qu’elle joue, c’est le cas de le dire, le rôle un peu facile de deus ex machina, et qu’elle change par là un livre dont le principal mérite est d’être mystérieux en une œuvre à visée apologétique qui le banalise, n’est pas la moins probable des trois.