On n’attend plus d’une nouvelle traduction qu’elle fasse découvrir Homère à ceux qui n’avaient pas été charmés par les précédentes. Tout l’intérêt tient au parti adopté. Une fois celui-ci reconnu, le lecteur ne peut que constater, ou non, la cohérence de l’exécution.
Homère, L’Odyssée. Trad. du grec par Philippe Brunet. Seuil, 592 p., 26 €
S’agissant de textes parmi les plus traduits depuis deux millénaires, la question préjudicielle reste de déterminer à quoi l’on a affaire. À moins que l’on ne découvre le manuscrit olographe de l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée et que l’expertise en confirme l’authenticité, on ne saura jamais trancher entre deux options irréconciliables : s’agit-il d’un poète génial ou du produit d’une lente élaboration collective ?
À l’heure actuelle, la ligne de partage passe, curieusement, entre deux secteurs de l’Université. D’un côté, les historiens sont plutôt portés à attribuer ces deux épopées à un poète qui aurait vécu vers le milieu du VIIIe siècle avant notre ère, comme disait en substance Hérodote. De l’autre, la tendance dominante chez les littéraires est de tenir pour allant de soi que ce prétendu poète génial n’a jamais existé. On commence par nier que les deux épopées puissent avoir le même auteur, et l’on continue en niant l’existence même d’un auteur. Tout au plus admet-on qu’il y aurait eu une corporation d’aèdes dont la tâche commune aurait été la composition, étalée sur plusieurs générations, de ces épopées.
Le plus raisonnable est de reconnaître qu’aucun argument n’est décisif, ni d’un côté ni de l’autre, une fois admis que le texte de ces poèmes a subi des modifications secondaires au fil des siècles. Mais Notre-Dame de Paris n’est pas devenue une église du XIXe siècle du fait de l’intervention de Viollet-le-Duc.
Un des aspects de cette opposition est la conception que l’on se fait de l’appréhension de l’œuvre elle-même. Était-elle lue ou faisait-elle l’objet de représentations théâtralisées sur fond musical ? L’alternative est moins claire qu’elle ne paraît de prime abord, car toute lecture se faisait à voix haute, un esclave déclamant pour un auditoire. Il n’empêche que nous faisons bien la différence entre les œuvres antique que nous lisons – les livres des historiens ou ceux des philosophes – et ceux qui se prêtent à représentation, les tragédies au premier chef. Nous ne doutons pas que certains dialogues de Platon puissent faire l’objet l’une mise en scène théâtrale, mais il nous paraît aussi évident que nous ne pouvons les apprécier pleinement que dans le commerce singulier de la lecture livresque, seule à même de prendre en compte une grande œuvre dans sa totalité. Et pour Homère ?
Si Philippe Brunet ne se prononce pas explicitement sur l’identité du poète, il insiste à juste titre sur un point essentiel : les parentés de conception entre ces deux épopées qu’un préjugé refuse d’attribuer au même auteur, que celui-ci soit un individu ou un petit groupe. Il est aisé d’exciper de différences que nul ne nie mais que l’on pourrait mettre en avant à propos de Shakespeare, Molière, Corneille ou Hugo… Quoi de commun entre Les Joyeuses commères de Windsor et Hamlet, entre La Place Royale et Horace, entre L’Amour médecin et Dom Juan ? Il est vrai que Shakespeare n’a pas existé, que les grandes pièces de Molière ont été écrites par Corneille, etc.
Pour en rester à Homère, il est plus intéressant de chercher des affinités entre l’Iliade et l’Odyssée que de s’attacher à des différences dont beaucoup sont dictées par celle des sujets traités. Plutôt que de se livrer au démembrement cher à Victor Bérard, Philippe Brunet décèle une analogie de structure entre les deux épopées : « Chacun des vingt-quatre chants de l’Odyssée se lit parallèlement dans chacun des vingt-quatre chants de l’Iliade ». Ce raisonnement est justifié par le fait que, « comme les papyrologues le savent », cette division en vingt-quatre chants est « antérieure à l’édition alexandrine qui l’a entérinée ».
En se fondant sur cette conception d’Homère, Brunet s’efforce de conserver le plus strict parallélisme stylistique entre cette traduction de l’Odyssée et celle de l’Iliade qu’il avait publiée il y a une douzaine d’années (aux éditions du Seuil). Et surtout, il se donne pour exigence de faire chanter les vers d’Homère. Il a même créé dans ce but une compagnie théâtrale nommée Démodocos comme l’aède des Phéaciens qui chante la guerre de Troie au chant VIII de l’Odyssée – moyen choisi par Homère pour faire connaître les épisodes de la guerre de Troie qui n’ont pas trouvé place dans l’Iliade, à commencer par celui du cheval de bois. Cette compagnie se charge de former des aèdes modernes aptes à interpréter les épopées dans des conditions aussi proches que possible du mode d’interprétation antique.
L’ambition n’est pas sans parenté avec celle des musiciens qui interprètent des compositions des XVIe-XVIIIe siècles sur des instruments anciens, apportant le même genre de satisfaction et posant le même type de problèmes. Brunet évoque même avec gourmandise cet Américain qui a « déclamé et enregistré en grec toute l’Iliade et toute l’Odyssée ». Cette admirable performance, tant au sens anglais qu’au sens français du mot, suscite aussi des interrogations sur la légitimité de la prononciation proposée, ainsi que sur la capacité des modernes de l’entendre. Plus généralement, c’est l’idée même de ce « retour à » historicisant qui est problématique, comme d’écouter de la musique jouée sur instruments anciens grâce à un smartphone ou à un autoradio tandis que la voiture file sur l’autoroute. Mais l’important est de tenir le défi que l’on s’est donné, ce qui est le cas ici.
D’où l’intérêt et la force de cette entreprise, dont une des manifestations les plus séduisantes est la représentation, par tel ou tel aède du Théâtre Démodocos, de morceaux des épopées homériques. Ce peut être en s’accompagnant d’une lyre éthiopienne ou en ajoutant à la parole chantée une gestuelle propre à faire voir dans l’épopée l’ancêtre de la représentation théâtrale.
Donner à entendre Homère, c’est d’abord le traduire. Deux grandes options sont possibles. La première s’efforce de coller à la lettre du texte qui nous a été transmis. C’est, par exemple, tenir pour important que le premier mot de l’Iliade soit « La colère » et celui de l’Odyssée « L’homme ». Conserver une telle approche, malgré peut-être l’esprit de la langue française, fut une des exigences que s’est imposées Pierre Judet de la Combe pour sa récente et très belle traduction de l’Iliade. La seconde option consiste à mettre au premier rang des exigences celle de traduire poétiquement le poème fondateur de la culture occidentale.
En pratique, un traducteur ne peut sacrifier tout à fait aucune de ces deux exigences. Il ne peut ni être trop prosaïque, ni justifier par la poésie une excessive distance prise avec la lettre du texte. Le lecteur peut ainsi contester la pertinence de certaines répétitions littérales qui n’apparaissaient pas dans le texte grec. Et puis il ne suffit pas de respecter quelques règles élémentaires de prosodie pour faire œuvre poétique. Beaucoup de choses ont été essayées : le décasyllabe, l’alexandrin, voire un vers de quatorze ou seize syllabes ou encore le verset claudélien, vers rimé ou si blanc qu’il peut être difficile de le distinguer d’une prose autoproclamée « poétique ».
Philippe Brunet a fait un autre choix, convaincant. Celui d’inventer un vers français qui respecte les normes du vers de l’épopée grecque : l’hexamètre dactylique. La première vertu de ce choix est de mieux respecter la longueur d’un vers homérique que cet alexandrin qui sonne trop français et, a fortiori, que le trop bref décasyllabe. Cet hexamètre est constitué de six cellules de deux ou trois syllabes chacune. En grec (et en latin), le premier temps de chaque cellule est occupé par une syllabe longue, le second par une syllabe longue ou deux brèves. Comme l’oreille française n’entend pas la différence entre longues et brèves, Brunet a substitué à cette opposition celle des syllabes accentuées ou atones. On aboutit ainsi à un vers un peu plus long qu’un alexandrin et dénué d’hémistiche, donc de césure. Parvenir à entendre cette versification requiert une éducation, après laquelle on parvient à s’accoutumer à cette musique de la langue qui sonne différemment de celle à laquelle sont accoutumés les francophones, sans être pour autant tout à fait étrangère.
Comme devant toute traduction, on peut dire son approbation ou son désaccord à propos de chaque choix. Ici, ce serait au sujet de formules comme « l’homme ruses-nombreuses », « Nausicaa les-mains-blanches », « Apollon lance-flèche » ou encore « Alcinoos aux semblances divines ». Il est clair que les oreilles françaises ne sont pas accoutumées à de telles tournures ; mais ce n’est pas la manière la plus malhabile de rendre ces épithètes homériques qui avaient certes une fonction prosodique mais devaient aussi alerter les auditeurs des aèdes. Leur étrangeté même produit l’effet recherché : c’est bien ce que l’on attend d’une traduction.