Un écrivain, philosophe de formation, et photographe, critique d’art, universitaire, lors d’un déménagement, retrouve dans un tiroir l’ours en peluche qui fut le compagnon inséparable de sa très petite enfance. Malmené par quarante ans de claustration et d’oubli, abîmé, devenu presque borgne, le joujou transitionnel s’impose alors à nouveau, reprend sa place dans la vie et dans l’activité intellectuelle de l’auteur, l’amène à réinterroger ses goûts esthétiques, ses obsessions, les aspects les plus secrets de son moi intime. En résulte un livre non seulement charmant mais profond, révélateur non seulement d’une personnalité singulière d’artiste mais aussi d’une écriture éblouissante.
Allen S. Weiss, L’autobiographie de Teddy. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Allain. Gallimard, coll. « Haute Enfance », 144 p., 16 €
Près de vingt ans avant la redécouverte de Teddy, tel est le nom du fantoche qui est aussi et surtout un fétiche lié aux besoins apparemment contradictoires de l’inconscient enfantin (auto-représentation : l’ourson, c’est moi-même, versus la projection des désirs et des peurs sur un étranger pas complètement vivant qui les incarne ou les encaisse), Allan S. Weiss avait été l’un des deux commissaires (avec Martine Lusardy) de la magnifique et inquiétante exposition « Poupées » à la Halle Saint-Pierre. Il en subsiste un témoignage sous la forme d’un très beau livre publié sous le même titre aux éditions Gallimard en janvier 2004.
Cette exposition faisait la part belle aux poupées traditionnelles, rituelles, chamaniques, du monde entier, mais on pouvait y admirer surtout des réalisations d’artistes contemporains dont certains utilisent des matériaux de rebut pour confectionner des créatures, généralement fort dérangeantes, qui tentent d’exorciser leurs fantasmes paniques ou érotiques. C’est le cas, en particulier, de Michel Nedjar, qui crée des poupées d’une indicible tristesse à partir des vieux chiffons (shmattès en yiddish) que sa grand-mère vendait aux Puces de Clignancourt. On voit passer Nedjar et ses effigies humaines ou animales aux orbites vides, évocations de la Shoah, dans le chapitre III (« Le chant de l’éveil ») de L’autobiographie de Teddy.
Autobiographie qui est constamment faufilée, dans ce texte fait de pièces et de morceaux cousus ensemble avec une dextérité merveilleusement discrète, de fragments autobiographiques empruntés aux péripéties vécues ici ou là, aux États-Unis, en France ou au Japon, par l’auteur lui-même.
Cela pourrait être désordonné, ou au moins disparate. Ça ne l’est en aucune façon. Ou plutôt cette autobiographie d’un ours en peluche déglingué, tentée par un homme mûr qui se penche sur un double passé, celui qui a été vécu en symbiose avec le pantin, le plus riche, mais aussi celui qu’il faut arracher aux abîmes du temps, et les quarante années suivantes, celles où cet alter ego avait disparu corps et biens, « même dans le souvenir » selon la formule d’Apollinaire dans son premier et plus beau calligramme, est à la fois désordonnée et rigoureuse. Presque maniaque dans le souci de précision, à l’image de celui, traumatique, de parents ayant survécu à l’Holocauste et désireux avant tout de se reconstruire à New York un nid suffisamment bien rangé pour ne plus jamais risquer d’être bouleversé ; presque délirant dans le vagabondage temporel et spatial que le narrateur ne cesse de pratiquer à travers les strates déplacées de sa propre vie.
On l’aura compris, la démarche d’Allen S. Weiss, loin d’être futile, est proustienne et, comme celle de Proust, ne s’enferme pas dans le cercle étroit d’une aventure personnelle hors sol, limitée aux hantises d’un petit garçon qui, ne s‘étant jamais couché de bonne heure, se ferait un plaisir gratuit en picorant çà et là des images de sa propre trajectoire ne valant que pour lui. Cette curieuse enquête sur l’inconscient enfantin occupé aux trois quarts par des rêves éveillés et des cauchemars nocturnes de permanente angoisse devant la disparition, la finitude et la mort, n’a rien de narcissique, pas plus que l’entreprise proustienne. Comme elle, elle nous concerne tous.
Elle n’a rien d’académique ou de solennel non plus, bien que ce soit un philosophe qui la mène, mais il est vrai qu’il a pris soin, en s’appuyant sur Nietzsche, de récuser par avance toute philosophie qui ne se propose pas comme but essentiel de nous apprendre à vivre mieux ici et maintenant, à l’écart de toute ratiocination pédantesque.
Allen S. Weiss ne s’interdit donc nullement la fantaisie, notamment dans le chapitre IV (« L’anatomie du destin »), en rappelant à sa mémoire – et à la nôtre – la richesse onomastique des noms donnés aux joujoux animaux ou anthropomorphes, de son Teddy, abréviation de Théodore, jusqu’à Pinpin le Lapin, et en convoquant, pour étayer ses jeux linguistiques, l’autorité de Humpty Dumpty, le génie de Lewis Carroll et la science de Martin Gardner dans son édition du chef-d’œuvre non de la littérature enfantine mais bien de la poésie universelle que constituent les deux tomes d’Alice (« in Wonderland » et « through the Looking-Glass »).
En effet, L’autobiographie de Teddy est aussi et peut-être surtout celle d’un écrivain véritable, c’est-à-dire d’un intellectuel qui ne rougit pas d’en être un mais qui pour autant n’a jamais habité une tour d’ivoire. La durée de son travail d’écriture et de réflexion autour de Teddy coïncide très exactement avec celle de son changement de domicile new-yorkais, qui nécessite une réduction drastique et une réorganisation rationnelle de sa bibliothèque. Il en profite pour sélectionner huit livres qui lui tiennent particulièrement à cœur, de Walter Benjamin à Allen Ginsberg en passant par André Breton et (plus surprenant) André Gide.
Mais ce qui fascine surtout le lecteur, c’est le retour, à l’occasion de la recréation d’une bibliothèque allégée (10 000 volumes tout de même), du contraste entre l’exaltation initiale produite par un classement enfin organisé (selon l’obsession parentale de l’ordre avant tout) et le constat final désabusé : tout a beau avoir été rationalisé, des livres essentiels semblent perdus, car l’entropie caractéristique du flux vital est une réalité incontournable de toute existence pleinement vécue. L’autobiographie d’un ours en peluche, celle d’un écrivain partagé entre peurs et extases également caduques, a fait ressurgir les monstres des coins d’ombre où se tapit le passé. La littérature seule permet ces résurrections à haut risque.