Qui aurait imaginé qu’en France la surface des jardins individuels dépassait celle des réserves naturelles ? Louisa Jones, auteure de nombreux ouvrages sur les jardins méditerranéens, y voit un argument pour responsabiliser les jardiniers et les inciter à « ensauvager » leurs jardins. Son ouvrage, dense mais de lecture aisée et réjouissante, bâtit un pont entre des concepts conçus chez les Anglo-Saxons et ceux élaborés en Europe, et met en question l’opposition entre nature et culture – que Philippe Descola appelle « le grand partage » –, entre sauvage et domestique.
Louisa Jones, Le jardin ensauvagé. Prendre part à la dynamique du vivant. Actes Sud, coll. « Nature », 272 p., 22 €
Louisa Jones fait également écho aux travaux de préhistoriennes qui réfutent l’hypothèse du Néolithique inventeur du sédentarisme, du surplus agricole et donc de l’exploitation. Ces autrices s’appuient sur des traces d’agriculture antérieures et sur des constats établis par des anthropologues qui soulignent que les peuples premiers cohabitent avec la nature plus qu’ils n’y habitent et qu’ils la « jardinent ». Les cultures sur brûlis se trouvent réhabilitées comme condition de la régénérescence de la végétation. Inversement, la notion de « wilderness » est dénoncée comme un mythe reposant sur l’idée d’une nature vierge de toute présence humaine. Cette vision des choses a présidé à la création des parcs naturels aux États-Unis, avec l’expulsion des Indiens qui habitaient sur ces terres. Malgré la gloire qui l’entoure, Thoreau est présenté comme une sorte de mythomane, resté assez près de la civilisation… pour aller manger des gâteaux chez sa maman quand l’envie lui en prenait ! Le western sera aussi un grand diffuseur de l’image d’une nature inépuisable, d’un espace infini symbolisé par la « prairie », muée en gazon dans les banlieues résidentielles : le regard social va même jusqu’à interdire toute autre plantation dans les « front gardens » !
Suit un historique de la conception des jardins en lien avec l’évolution de l’horticulture, principalement en Grande-Bretagne, du parc à l’anglaise qui prétend mimer la nature aux plates-bandes fleuries, conçues comme des tableaux. De l’un à l’autre, l’être humain jardinier est exclu au profit d’un simple spectateur, d’une mise en scène savante. Mise en scène excluant la nature, ainsi est également présenté le « land-art », qui n’hésite pas à faire table rase de ce qui est déjà là. Le jardin de La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau est convoqué à titre de contre-modèle car sa créatrice n’hésite pas à se montrer comme telle, invitant à coopérer avec la nature.
Viennent ensuite des récits de créations de jardins « ensauvagés ». Le jardinier est incité à observer l’existant, qu’il soit naturel ou le résultat de pratiques humaines, avant de modifier un équilibre qui a pu se constituer avant lui. Sont ainsi réhabilitées les fleurs sauvages, les garrigues et même les plantes dites « invasives » : leur invasion n’est-elle pas due à un déséquilibre souvent provoqué par l’action humaine ? Nous sont racontées toute une série de belles histoires, comme celle d’un jardin créé en Italie par des habitants à l’emplacement d’un parking abandonné. Ou celle de la régénération des « sotomaya » au Japon. Il s’agit de lisières entre l’habitat humain et la nature (rizières, champs, forêts, ruisseaux, etc.) composant 40 % des terres du Japon. La polyculture est célébrée comme polyphonie du vivant. La parole est fréquemment donnée à Robin Wall Kimmerer, porte-parole jardinière des Amérindiens : « On entend souvent dire qu’il faut laisser faire la nature. Il y a des endroits où c’est vrai, et notre peuple respecte ce principe. Mais on nous a aussi confié la responsabilité de protéger et de soigner la Terre. C’est-à-dire de participer, et beaucoup l’ont oublié ».
Le jardinier reprend ainsi toute sa place, qu’il soit artiste créateur ou employé municipal, comme au jardin du Mucem à Marseille. Le jardin devient « une extension de mon moi intime : un lieu où je vis un engagement personnel et profond ». Les œuvres de nombreux philosophes, américains aussi bien que français, replaçant l’être humain au sein de la nature sont convoquées. De même que les écrits de Gilles Clément, créateur du jardin en mouvement du parc André-Citroën à Paris. Pour lui, le jardin idéal traduit « un certain bonheur d’exister ». Une dense bibliographie est complétée par un ensemble de notes tout aussi riches qui invitent à lire, à consulter des sites mais aussi à visiter de nombreux jardins voués à une nature dans laquelle l’être humain est partie prenante.
En dernière instance, le jardinier est porteur d’espoir. Louisa Jones cite Donna Haraway selon qui il faut « trouver des façons moins meurtrières de vivre les uns avec les autres, ce qui suppose que l’on cultive des capacités de joie. Parce que si nous ne cultivons pas des dispositions au jeu et à la joie, nous n’avons aucune chance de nous en sortir ». Et Louisa Jones de conclure : « Où mieux réunir le jeu et la joie que dans un jardin ? »