Retour de la Kabylie

Un homme sans titre est le second récit de Xavier Le Clerc, ou plutôt le troisième, puisque l’écrivain publia un tout premier ouvrage sous son vrai nom, Hamid Aït-Taleb. Les raisons qui l’ont incité à changer de patronyme sont exposées à la fin du livre sur un ton dont la sobriété reflète celle de l’ensemble du récit. Un homme sans titre est une élégie dense, d’une retenue presque minérale ; une stèle gravée au nom du père de l’écrivain, Mohand-Saïd Aït-Taleb.


Xavier Le Clerc, Un homme sans titre. Gallimard, 128 p., 13,50 €


Le récit commence en 1939. La date a moins à voir avec le début de la Seconde Guerre mondiale qu’avec l’année où l’Alger républicain publia un reportage d’Albert Camus intitulé Misère de la Kabylie, composé de onze articles en tout. Si Xavier Le Clerc a choisi de se placer à l’ombre du grand écrivain, fils de l’Algérie, ce n’est pas seulement pour dire son admiration, ni même pour situer l’origine des siens au cœur de la Kabylie. C’est avant tout pour souligner ce qui choqua Albert Camus : la misère.

Un homme sans titre, de Xavier Le Clerc : retour de la Kabylie

Un village en Grande Kabylie (1935). Photographie de Leo Wehrli colorisée par Margrit Wehrli-Frey. CC4.0/ETH-Bibliothek

La misère noire, la misère nue comme la roche, la pauvreté extrême, l’absence de tout bien, la survie dans un paysage aride en été, glacé en hiver, au cœur d’éléments hostiles. Dans ce dénuement absolu qui ressemble à celui de l’aube de l’humanité, les deux générations qui précèdent celle de Xavier Le Clerc ont vécu avec la douleur pour unique pain quotidien, avec un creux permanent qui s’appelle la faim.

L’écrivain décrit une terre où les femmes accumulent les grossesses, où les enfants naissent et tombent comme des fruits secs, où les familles sont nombreuses et pourtant étiques, décimées par les pertes et les morts successives. Les hommes peinent à se rendre à leur travail tant la force physique leur manque. On vient au monde et on quitte ce même monde avec une reconnaissance à peine plus grande que celle due à une bête de somme. La vie se passe à même le sol où l’on s’écroule pour dormir et, peut-être, mourir.

Xavier Le Clerc ne parle ni de plantes, ni de fleurs, ni d’arbres. Il n’évoque que des pierres, des cailloux, des racines, des cours d’eau asséchés, des arbustes, des blattes et des ânes. Il ne parle jamais de maisons, mais de gourbis au sens propre, ou d’étables, un mot chargé de connotations bibliques qui plongent le lecteur au cœur d’une civilisation méditerranéenne où les racines chrétiennes et musulmanes s’entrecroisent. La Kabylie des années 1930 et 1940 est une terre abandonnée des dieux, mais colonisée par les Français depuis près d’un siècle.

Un homme sans titre, de Xavier Le Clerc : retour de la Kabylie

Xavier Le Clerc © Francesca Mantovani / Gallimard

Peu à peu dans ce tableau apparaissent des faits, un temps qui n’est plus rythmé par les saisons mais par l’histoire, un cadre qui propose des causes et des repères : conquête, exploitation, économie, production. Mouvement et rébellion s’infiltrent dans le récit.

L’ombre d’un Père blanc passe, qui sauve un enfant d’une épidémie de typhus. Puis celle d’un patron qui emploie et « concasse » une main-d’œuvre utilisée sans vergogne, d’autant plus docile qu’elle est acculturée, illettrée et dépourvue des armes de la légitime défense de soi. Des premiers attentats résonnent, qui annoncent la guerre. La famille déménage et traverse la Méditerranée pour échouer dans une barre de HLM de la banlieue de Caen.

L’enfant de la misère – le père de l’écrivain – est devenu un homme que l’on a marié avec une très jeune femme de son bled, père de nombreux enfants et ouvrier d’une usine de la Société métallurgique de Normandie. C’est un être que son analphabétisme exclut et humilie, un Kabyle orgueilleux et bafoué, mutique et sujet à des accès de colère tellurique – il faut attendre les dernières pages du récit pour comprendre d’où viennent ces crises de rage et la lignée de dommages qu’elles laisseront derrière elle. Les chiens, les prises électriques, les couteaux : toute sa vie, Mohand Aït-Taleb a été hanté et terrorisé par ces trois objets.

Le récit de Xavier Le Clerc a beau être chronologique, il n’est pas linéaire. Il est composé de blocs de paragraphes qui se lisent comme un album de photos accompagnées de légendes, mais avec des trous, des manques. L’écrivain ne dit pas tout, loin de là. Il suggère, esquisse des trajets, tâche de comprendre et d’absoudre, laisse passer des éclats de colère, identifie des moments de l’histoire récente : les années 1990 et les beurs, l’emprise de la « came identitaire », la « rente du ressentiment ».

Un homme sans titre, de Xavier Le Clerc : retour de la Kabylie

Le village de Kebouch, en Grande Kabylie (1935). Photographie de Leo Wehrli colorisée par Margrit Wehrli-Frey. CC4.0/ETH-Bibliothek

Il est sévère, mais juste, particulièrement sensible à ce qu’on appelle la dignité, ce noyau d’humanité intouchable et présent en chacun. Dans nos pays, la dignité semble réservée au domaine juridique. Dans le pays de l’écrivain, elle est chevillée au corps ; c’est un sentiment plus fort que tout, proche de la fierté même s’il n’empêche le fatalisme, pas loin de la common decency dont parla Orwell à propos de la vie des mineurs du nord de l’Angleterre en 1936 (la date est proche de celle du reportage de Camus en Kabylie : ce n’est sans doute pas un hasard).

De lui-même, l’écrivain dresse le portrait d’un homme différent des siens, dont il s’est volontairement séparé. Il évoque sa déviance, mais il pourrait reprendre le terme quand il pense à ses frères et sœurs que le déracinement a fait dévier vers la folie ou la délinquance. Fils prodigue, c’est à lui que revient le rôle de scribe et la responsabilité d’offrir au père un tombeau.

La fin d’Un homme sans titre est une lettre adressée à ce père, suivie par une photo de lui : un portrait saisissant où luisent les deux yeux verts incandescents dont l’écrivain a fait un motif récurrent dans son récit. On dirait deux pierres dures, deux émeraudes qui ressemblent aux mots kabyles semés dans le texte : le papillon de nuit qui se prononce afertoto ; l’araignée qui se dit tissist ; issefra, les poèmes de Si Mohand, aujourd’hui oubliés et disparus… Autant de modulations qui font vibrer la prose de Xavier Le Clerc et rappellent la magie des contes berbères qui permettaient d’oublier la misère.

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