À l’occasion de la parution de l’ouvrage Le fétiche et la plume. La littérature, nouveau produit du capitalisme, et alors que les principaux prix littéraires d’automne ont été décernés, EaN s’est entretenu avec ses deux autrices pour prendre du recul et questionner le sens et la valeur de ces nombreuses récompenses qui couronnent à chaque saison des ouvrages dont il ne reste souvent que peu de traces dans le temps. Alors que l’ouvrage de Sylvie Ducas La littérature à quel(s) prix ? Histoire des prix littéraires (La Découverte, 2013) fait référence sur cette question, Hélène Ling et Inès Sol Salas l’abordent par le prisme d’une analyse précise et nécessaire de la place de la littérature « à l’ère du capitalisme tardif ».
Hélène Ling et Inès Sol Salas, Le fétiche et la plume. La littérature, nouveau produit du capitalisme. Rivages, 416 p., 22,50 €
Comment analysez-vous la multiplication récente des prix littéraires ? Vous précisez dans votre ouvrage qu’il en existe plus de 2 000 décernés chaque année en France.
Inès Sol Salas. Nous essayons de montrer dans notre essai que le prix littéraire constitue une économie. On ne peut pas en effet le dissocier d’une forme d’économie de marché qui se crée autour du livre au XIXe siècle. Le prix Goncourt émerge à ce moment-là, selon les frères Goncourt, pour « promouvoir un jeune homme de lettres » et une œuvre littéraire singulière, pour l’émanciper du « journalisme » et de l’ « académie ». Or, très vite le Goncourt est contesté pour sa dimension masculino-centrée : au même moment, un collectif de femmes crée le prix Femina — d’ailleurs, le prix Goncourt est resté longtemps centré sur des auteurs masculins, quitte à oublier des figures majeures telles que Simone de Beauvoir, Nathalie Sarraute ou plus récemment Annie Ernaux.
Mais les prix entrent ensuite dans une logique de plus en plus ouvertement commerciale. Il y a une évolution dans les années 1970 pendant lesquelles émergent de nouveaux prix. Les juges y sont aussi les parties puisque les prix Inter ou France Culture/Télérama, par exemple, se sont créés autour de jurys d’auditeurs. Plus tard arrivent les prix de supermarché, d’entreprises, d’institutions diverses et variées….
En quoi les prix littéraires obéissent-ils à une logique commerciale ?
Inès Sol Salas. Prenons les grands prix d’automne, qui restent les plus prescriptifs et chargés symboliquement. Ils peuvent changer le destin d’une maison d’édition ou la carrière d’un·e auteur·ice : le lauréat du prix Goncourt, par exemple, sera tiré à 250 000 exemplaires en moyenne. Et cela sans compter tous les produits dérivés du prix : les adaptations en poches, les traductions — tout à coup, à la foire de Francfort, vous intéressez les maisons d’éditions étrangères — les adaptations cinématographiques (Au revoir là-haut de Pierre Lemaître en est un exemple récent), les adaptations en bande dessinée, etc.
On voit donc que les prix ne servent plus du tout à protéger un jeune auteur. Se sont-ils donc détournés de leur vocation initiale ?
Inès Sol Salas. Oui, tout à fait. On prime un ouvrage, non dans la perspective d’une découverte, mais selon des enjeux stratégiques et politiques, souvent internes au milieu. Prenons l’exemple du Femina de cette année, en littérature générale comme en essais. Les lauréates, respectivement Claudie Hunzinger et Annette Wiewiorka, sont des figures, surtout pour cette dernière, déjà très reconnues par la critique comme par leurs milieux respectifs. Ce prix ne changera rien pour elles, leurs carrières, leurs maisons d’édition. Il en est de même pour le prix Goncourt : c’est Flammarion qui l’a obtenu cette année, maison appartenant au groupe Madrigall (Gallimard). Cette année, Gallimard aura donc obtenu le Nobel, le prix de l’Académie Française et le Goncourt… Cela commence à faire beaucoup !
Hélène Ling. On observe en effet que la maison Gallimard s’est beaucoup investie dans les prix cette année.
Si on fait ce constat amer, qui joue ce rôle de protection des jeunes auteurs ? Qui fait office de rempart ?
Hélène Ling. Cela relève aujourd’hui de la responsabilité des éditeurs et des médias, qui jouent un rôle déterminant sur le public. Mais l’acteur majeur demeure les petites maisons d’édition. Ce sont elles qui, le plus souvent, font émerger des textes inconnus et les accompagnent, qui pratiquent ce qu’on appelle une « politique d’auteur ». On pense par exemple à des maisons d’éditions telles que Héros-Limite ou Le Dilettante, qui font parfois connaître à quelques centaines de lecteurs une voix d’auteur, d’autrice et qui préservent leur liberté d’écriture. Une petite maison telle qu’Allia, où j’ai moi-même débuté, a joué ce rôle essentiel de faire connaître des voix singulières, qui pouvaient partir ensuite vers des maisons plus grandes. Cette fonction était dévolue aux petites ou moyennes maisons, lieux de passage pour les jeunes auteurs, qui in fine étaient récupérés par les plus grandes, dans des stratégies ambivalentes. On s’interroge sur les stratégies de grandes maisons qui publient de nombreux jeunes auteurs mais qui jouent fondamentalement le jeu du vedettariat, ce qui revient, en fin de compte, à les invisibiliser.
Inès Sol Salas. Les petites et moyennes maisons font souvent office de découvreuses. Pourtant, les auteurs qui y sont publiés réalisent parfois qu’ils sont quelque part bloqués : la reconnaissance symbolique, incarnée notamment par les prix, les obligent à se tourner vers les grandes maisons, quitte parfois à y passer à la trappe…
On entend bien la logique commerciale à laquelle obéit le système des prix littéraires. Dès lors, pourquoi ces livres lauréats du prix ne deviennent-ils pas pour autant des best-sellers, comme ceux de Guillaume Musso, Aurélie Valognes, Joël Dicker et autres auteur·ices oubliés des journaux tels qu’En attendant Nadeau par exemple ? Et pourquoi ces auteur·ices ne sont-ils jamais lauréats de ces prix d’automne ?
Hélène Ling. Un prix comme le Goncourt fait vendre à la hauteur d’un best-seller. L’anomalie d’Hervé Le Tellier s’est par exemple vendu à 900 000 exemplaires. En revanche, le Goncourt a vocation à distinguer ce qui n’est pas déjà formaté et reconnaissable en tant que best-seller. Il ne va donc pas récompenser des ouvrages tels que ceux de Guillaume Musso, ou d’Aurélie Valognes.
Inès Sol Salas. Oui, les prix d’automne restent attachés à une forme de capital symbolique.
Hélène Ling. Nous avons essayé de regrouper ces auteurs et autrices de best-sellers dans un créneau reconnaissable, qui a beaucoup de succès, et que l’on appelle feel good. Il s’agit d’une production déjà identifiée, industrielle, où différents talents produisent des discours répondant à une demande particulière, dont on ne considère pas qu’elle fasse partie de la littérature générale. Cela dit, il arrive parfois que certaines grandes maisons opèrent un brouillage subtil de ces limites, de ces seuils implicites du monde éditorial. On peut prendre l’exemple du livre de David Foenkinos, Je vais mieux, publié dans la collection Blanche, qui recouvre donc tout le riche patrimoine de Gallimard. Ce livre correspond pourtant à ce que nous appelons de la littérature feel good. Il vous apprend à vous réconcilier avec votre corps, à rejoindre une forme authentique de vie. Une fois les seuils implicites franchis, ce type de livre peut participer à l’économie des prix.
Dans votre essai, vous analysez la standardisation stylistique de l’offre littéraire. Avez-vous identifié des standards stylistiques parmi les livres lauréats ?
Hélène Ling. Je pense que les jurys de prix font attention à garder une caution morale et littéraire, afin de ne pas être accusés de promouvoir des ouvrages déjà trop standardisés. Mais on peut noter chez les lauréats une tendance à aller vers des formes conventionnelles. On ne peut pas tous les caractériser de la même façon, même si l’on a pu observer de grandes tendances telles qu’une forme de « néo-naturalisme ». Ce dernier se caractérise selon nous par une langue qui imite un certain phrasé, oral, en prise avec la langue de notre époque. On a pu observer également la forte présence d’auteurs qui reviennent à un style plus travaillé, avec des effets de style qualifiés à l’époque par Barthes « d’artistico-réaliste ». Il y aussi de nombreuses autofictions, exofictions… On observe malgré tout une diversité de styles, si bien qu’on pourrait plutôt parler de « diversité standardisée », comme Frédéric Martel le fait à propos du cinéma.
Ines Sol Salas. Sylvie Ducas rappelle dans La littérature à quel(s) prix ? que les prix consacrent ce qu’elle nomme le « tribunal bienfaisant du lisible » : ce que l’on peut lire plutôt que ce que l’on doit lire, ce qui est lisible par un grand nombre de personnes car il faut pouvoir le vendre à un grand nombre d’exemplaires. Aussi, à quelques exceptions près, ces livres s’inscrivent dans le fameux créneau de l’actualité. Le mage du Kremlin, qui a reçu cette année le prix de l’Académie Française et qui était pressenti pour obtenir le prix Goncourt, en est un exemple criant : que peut-on faire de plus centré sur l’actualité que ce livre paru au mois d’avril en pleine guerre russo-ukrainienne, et qui se saisit d’un sujet aussi terrible que médiatique ?
Vous évoquez aussi la difficulté pour les auteurs à exister sur les tables des libraires où ils « tentent de surnager au milieu des bandeaux rouges ».
Inès Sol Salas. L’une des grandes tendances de notre modernité à l’ère du capitalisme tardif c’est la surproduction des biens quels qu’ils soient. Depuis trente ans, le nombre d’exemplaires vendus a été divisé par deux. Les éditeur-ices ont été contraints de doubler et d’étendre leur offre, pour pallier cette chute. On a donc mécaniquement une surproduction, qui ne va pas aller en déclinant. Or, les lecteurs ont besoin d’une boussole pour se repérer dans cette masse d’ouvrages.
Hélène Ling. Cette surproduction est liée à une hyper-concentration de la propriété de ces maisons d’éditions par quelques grands groupes. En même temps, on observe une courbe de vedettariat exponentielle. Il y a un tout petit groupe d’auteurs qui vend à plus de 20 000 exemplaires, quelques-uns qui vendent à plus de 100 000.
Inès Sol Salas. Alors même qu’aujourd’hui, 90 % des nouvelles références se vendent à moins de 100 exemplaires !
Hélène Ling. On retrouve donc une masse d’auteurs compressés par le club ultra select du vedettariat qui crée quelques têtes d’affiches comme, par exemple, Virginie Despentes… Par une loi du marché, elle fait partie de ces vedettes qui compriment la grande majorité des auteurs et autrices.
Inès Sol Salas. Par ailleurs, cette précarisation des auteurs est aussi financière : ils ne peuvent plus vivre de leurs droits d’auteurs puisqu’ils vendent moins d’exemplaires et ne touchent qu’entre 7 et 10 % du prix du livre. Sur un livre vendu à 20 euros, ils ne touchent que 2 euros… Par ailleurs, toutes les interventions qu’un-e écrivain-e est de plus en plus sommé-e d’assumer ne sont pas rémunérées. Cette précarisation est donc financière, mais aussi attentionnelle. Ce régime du vedettariat se traduit par une monopolisation des canaux médiatiques par ces figures vedettes qui sont relayées partout.
Tout cela rejoint la question de la sacralisation de la figure de l’auteur que vous évoquez dans votre essai. Quand un auteur, une autrice reçoit un prix, elle/il est pris en photo sous toutes ses coutures. Son « corps terrestre » pour reprendre l’une de vos expressions, est mis au centre. On rend visible le « corps au travail de l’auteur ».
Inès Sol Salas. Oui, on lui intime d’exister dans ce corps souvent mis en posture avant d’être mis en image puis disséminé sur de multiples canaux médiatiques. Certains auteurs·rices construisent un véritable « personnal branding », avec parfois des postures très reconnaissables. On analyse dans notre essai celle de Houellebecq. C’est aussi une manière d’exister médiatiquement, comme un logo. Tout cela bat son plein au moment de l’attribution des prix.
Hélène Ling. Nous distinguons deux possibilités de se réincarner pour l’auteur qui, dans les années 1960, s’était disséminé dans le tissu du texte, ce qui conduisait selon Barthes à la mort de l’Auteur. Dans la première, l’auteur devient l’extension médiatique de son livre, le double télévisuel ou numérique qui remplace peu à peu ses textes ; dans la seconde, en revanche, il est remis au travail comme promoteur, prolétaire de son livre. C’est celui qui va courir toutes les foires, tous les lieux où on lui donne un temps d’attention et où il doit faire fructifier son capital d’auteur. Il s’auto-exploite. L’auteur a ainsi connu un vrai déclassement qui s’incarne dans cette multiplicité d’images de son corps.
En 1964, Jean-Paul Sartre avait refusé le prix Nobel. Cela avait suscité des réactions violentes mais Sartre affirmait que l’écrivain « doit refuser de se laisser transformer en institution même si cela a lieu sous les formes les plus honorables ». Comment analysez-vous qu’aucun-e écrivain-e ne refuse aujourd’hui un prix ?
Hélène Ling. C’est une excellente question. Avec Jean-Paul Sartre nous étions dans un autre contexte intellectuel. Très fortement engagé à gauche, il refusait que son écriture puisse faire l’objet d’une institutionnalisation. Son rejet peut se comprendre comme un acte authentique, qui le pose aussi comme le seul écrivain à avoir refusé le prix Nobel. Aujourd’hui, cela pourrait se transformer en posture, ou même être interprété comme un acte marketing. Les enjeux sont tels qu’une maison d’édition ne peut pas se permettre qu’un de ses auteurs refuse un prix. Sartre pouvait se passer du prix Nobel. C’était presque un acte de défi de sa part. Aujourd’hui la compétition économique refuse la possibilité de ce geste à un auteur. Il en va notamment de la survie économique des maisons d’éditions.
Inès Sol Salas. Sartre d’ailleurs dirait peut-être aujourd’hui : « Je ne veux pas devenir un produit ». Un glissement s’est opéré : l’institutionnalisation symbolique est aujourd’hui réduite à ce que Sylvie Ducas appelle « l’élection du meilleur produit de l’année »… Élection d’ailleurs très vite chassée par une autre : qui se souvient des lauréat·es des prix d’automne d’il y a dix ans ?
Au-delà des auteurs et des éditeurs, les journaux font également le jeu des prix. Et EaN n’échappe bien sûr pas à la règle !
Hélène Ling. Tout à fait. Les journaux jouent la ligne de l’événement, de l’actualité et les prix entrent dans cette actualité. Ce temps de l’évènement auxquels sont soumis tous les médias est en train d’envahir celui de l’écriture de manière tragique. Le temps de l’écriture s’aliène de plus en plus au temps évènementiel que les médias rythment et que la littérature imite.
Au fond, le capitalisme semble avoir besoin de la littérature… Vous rappelez l’exemple de la commande par l’entreprise Vuitton d’un recueil de nouvelles, La malle, à Gallimard.
Inès Sol Salas. Oui, habituellement les marques ont plutôt recours à des figures du monde sportif ou artistique. Certaines marques de luxe ont néanmoins voulu se distinguer de ces représentations mainstream en s’appropriant un capital symbolique plus fort, plus « racé », plus confidentiel, qui se trouvait du côté des écrivains. Il y avait ainsi dans ce recueil une nouvelle de Virginie Despentes, qui revendique par ailleurs une tout autre posture…
Hélène Ling. Ces marques s’approprient la valeur symbolique d’une certaine culture française, d’un savoir-faire qui se constitue en annexe du capital. Bernard Arnault est entré comme actionnaire chez Madrigall à hauteur de 10 % environ, peu de temps avant la parution de La malle. On peut imaginer que parmi tous les produits il y avait cette idée d’unir LVMH et Gallimard qui renvoie à un certain patrimoine français…