Le grand et le petit républicanisme

Il y a de nombreux sens de « république » et bien des manières de se dire républicain. La république romaine n’est pas celle des révolutionnaires de 89, et celle du 4 septembre 1870 n’est pas non plus celle des politiciens néolibéraux d’aujourd’hui, qui opèrent une véritable captation d’héritage. Pour Jean-Fabien Spitz, ce n’est pas non plus en revenant à l’inspiration primitive des républicains du passé qu’on pourra réaliser l’idéal républicain. Mais celui que proposait Renouvier est-il vraiment si mauvais ?


Charles Renouvier, Philosophie critique de la République. Textes réunis et préfacés par Marie-Claude Blais. Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 408 p., 22,50 €

Jean-Fabien Spitz, La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique. Gallimard, 368 p., 22 €


L’idée républicaine a de multiples incarnations. Outre son sens minimal de rejet de la monarchie et de régime fondé sur la liberté et l’autonomie des citoyens, elle est chez les Romains, puis chez Machiavel, associée à la vertu civique, thème que reprendront Rousseau et Robespierre. À partir de Hobbes, une autre conception de la liberté émerge, comme non-interférence d’autrui dans nos actions – ce qu’Isaiah Berlin a appelé la liberté négative, dans laquelle il voit la source du libéralisme contemporain, dont Benjamin Constant se faisait le défenseur contre les jacobins, mais qui sera aussi associée plus tard à une tout autre idée, celle du libéralisme économique et de la loi du marché. En France, le modèle de 89 hantera toujours les conceptions de la Seconde République puis de la Troisième, et on se disputera souvent le label de « vrai républicain » qui sera pourtant souvent associé à la figure de la répression (Thiers le Versaillais, Clemenceau premier flic de France). Rien d’étonnant donc à ce qu’au XXe siècle il ait été mis à toutes les sauces et que les idéaux de la devise républicaine « liberté, égalité, fraternité » aient été diversement interprétés. Mais le pompon, si l’on peut dire, revient à Nicolas Sarkozy quand il décida de rebaptiser l’UMP gaulliste « Les Républicains ». Sans doute la référence était-elle liée autant au Grand Old Party américain, mais dans le contexte français cela sonnait comme une récupération. Cela faisait déjà assez longtemps pourtant que le terme ne désignait plus que des versions molles de la social-démocratie, même si les Allemands de Weimar, les Irlandais de 1922, les Italiens de 1946, et les Français du Conseil national de la Résistance en eurent des conceptions plus libératrices. Selon Jean-Fabien Spitz, la notion de république a été vidée de toute sa substance. Pire : elle recouvre à présent un régime qui ne se distingue guère du libéralisme économique et qui, sous couvert de défendre les valeurs républicaines, promulgue des lois répressives qui sont aux antipodes de la véritable tradition républicaine. Ces valeurs ne sont plus que le supplément d’âme d’un libéralisme autoritaire que Spitz nomme « intégrisme républicain », qui combine les lois du marché avec une défense de l’individu abstrait, d’un égalitarisme et d’un universalisme de façade.

Spitz énumère les dérives de ce pseudo républicanisme qui sont de prime abord autant de paradoxes : alors que l’idée républicaine depuis la Renaissance se défiait de la société marchande, les intégristes républicains applaudissent aux lois du marché; ils défendent l’individualisme abstrait, l’égalitarisme et l’universalisme, mais aussi l’individualisme libéral et le capitalisme ; ils se veulent démocrates mais ils ont peur du peuple et instaurent le pouvoir des experts ; ils héritent du centralisme républicain classique et du nationalisme mais ils prônent la globalisation et un État faible. On pourrait en conclure que ce n’est là qu’une conséquence des confusions et des dérégulations contemporaines, qui font que des dictatures se prétendent des « démocraties », ou que le capitalisme se marie au communisme. Mais Spitz soutient que l’appel aux « valeurs » de la République fait écho à la manière dont le néolibéralisme le plus agressif s’est accommodé des droits de l’homme et de cette politique moralisatrice dont les organisations humanitaires comme Amnesty International se sont faites porteuses, et l’a utilisé comme un paravent pour des politiques autoritaires. Il soutient que les idéaux classiques de liberté et d’égalité, de fraternité et de laïcité, non seulement se trouvent falsifiés parce qu’ils se réduisent à des abstractions vides et ne tiennent pas compte des conditions de la liberté réelle, mais conduisent aussi à des restrictions des libertés publiques. Il cite les lois récentes qui étendent les mesures de surveillance et de sécurité, les lois « anticasseurs », celles qui autorisent à fermer des lieux de culte, et la loi « séparatisme ». « L’idée républicaine, dit-il, devient l’instrument de protection d’une forme de société qui tourne le dos à la démocratie politique et à l’égalité sociale ».

Charles Renouvier, Jean-Fabien Spitz : le sens de la république

Louis Blanc (daguerréotype de 1850-1860)

Dans la seconde partie du livre, Spitz propose une conception « alternative » du républicanisme, et la trouve à la fois dans la tradition historique française (qu’il a étudiée dans Le moment républicain en France, Gallimard, 2005) et dans les discussions contemporaines. Il soutient notamment qu’un auteur comme Louis Blanc a parfaitement compris, bien mieux qu’un grand théoricien du républicanisme comme Charles Renouvier, que le régime de l’égalité des droits, et en particulier le droit de propriété, que revendiquaient les républicains et les libéraux classiques, ne suffit pas à assurer les conditions réelles de leur application, parce que l’évolution de la société engendre des dépendances qui font obstacle à la véritable émancipation des individus. Spitz montre, contre les libertariens, que la justice sociale et l’égalité des chances ne tiennent pas à la répartition des richesses ou à la neutralisation du hasard mais à l’inégalité de pouvoir (et de « capabilités », comme le dit Amartya Sen) et à la subordination qui interdit d’être maître de ses propres choix. Il défend, avec John Rawls, l’idée que c’est à la structure de base de la société, à ses institutions, qu’il faut s’attaquer si l’on veut établir les conditions de l’égalité réelle. Il soutient que seul un système actif de solidarité peut garantir le caractère républicain et légitime de l’État.

L’argumentaire de Spitz s’appuie sur la conception du républicanisme qu’il a exposée notamment dans ses livres sur Locke et sur Rousseau (La liberté politique, PUF, 1995 ; John Locke et les fondements de la liberté moderne, PUF, 2001) et systématisée chez les contemporains par Philip Pettit (Republicanism, Oxford, 1997 ; Gallimard, 2004), pour qui le républicanisme véritable repose sur la conception positive de la liberté comme non-domination et non sur la seule liberté comme non-interférence. C’est l’idée que nous ne sommes libres que si nous échappons à l’arbitraire des autres. Pour l’illustrer, Pettit empruntait l’histoire d’Une maison de poupée d’Ibsen : Nora a toute liberté de faire ce qu’elle veut sans que son mari, Thorvald, y trouve à redire, mais elle n’a aucune liberté réelle car celui-ci domine toute sa vie et elle ne peut la recouvrer qu’en divorçant. Il est intéressant de noter qu’Ibsen a été inspiré par The Subjection of Women de Stuart Mill (1869), le plus grand penseur du libéralisme au dix-neuvième siècle.

Mais comment libérer sans réintroduire une domination ? Nous savons tous comment cela fonctionne, par exemple dans les carrières des femmes : comme Nora, elles se heurtent à un « plafond de verre » et restent souvent dominées. Ou encore dans le domaine scolaire en France (un exemple que ne discute pas Spitz) : en principe, les parents peuvent scolariser leurs enfants dans les écoles de leur choix. Mais quand ils choisissent l’école publique républicaine, ils se heurtent à la carte scolaire, qui conduit les enfants des quartiers favorisés à préempter l’inscription dans les « meilleurs » établissements. De même à l’université : tout le monde, du moment qu’il a le bac, peut aller à l’université, qui est supposée délivrer des diplômes égaux sur tout le territoire, bien que tout le monde sache que les établissements ne sont pas tous égaux. La quasi-gratuité de l’enseignement universitaire en France devrait garantir à tous les étudiants une égalité de droits, mais ce n’est un secret pour personne que ceux qui en bénéficient sont les plus riches : le système des grandes écoles permet aux fils et filles des familles privilégiées d’avoir le meilleur de l’« élitisme républicain » sans payer plus cher que ceux qui n’ont pas accès aux classes préparatoires. On essaie de corriger avec diverses mesures de discrimination positive (instaurer des quotas, envoyer plus d’enfants des banlieues dans les grands lycées), mais celles-ci créent de nouvelles attentes et déceptions.

L’une des difficultés de la notion de «non-domination » défendue par les néo-républicains est que ses limites ne sont pas toujours claires et qu’elles ne sont pas toujours différentes de celles du libéralisme : on peut être dominé quand d’autres vous empêchent d’agir ou contrôlent vos actions et vos choix à distance – auquel cas cela ne diffère pas de la non-interférence – ou bien parce qu’on vous fait perdre toute autonomie et que l’on porte atteinte à vos valeurs fondamentales, auquel cas l’accent est mis plutôt sur la pluralité des valeurs que défendent les libéraux alors que les républicains classiques insistent sur la centralité de quelques valeurs. La question de la non-domination posée par le républicain est le plus souvent factuelle : qui domine qui et quand ? Une loi peut avoir des effets libérateurs, mais en même temps un caractère contraignant (par exemple, les taxes).

Charles Renouvier, Jean-Fabien Spitz : le sens de la république

Le tympan de l’église de Villes-sur-Auzon, dans le Vaucluse (2013) © CC3.0/Gemo30

Il y a aussi des oppositions claires entre le républicanisme et le libéralisme. L’une d’elles porte sur la laïcité : la version « stricte » et « républicaine » de la laïcité suit la loi de 2004 sur le port des signes religieux dans les écoles publiques, mais Spitz soutient que la loi de 1905 est bien plus libérale et l’autorise. Mais ceux qui soutiennent qu’on ne doit pas l’autoriser s’appuient sur l’exigence de non-domination des femmes dans une société démocratique, qui semble assez conforme aux principes de l’égalité. Les règles édictées par l‘islam admettent-elles cette exigence ? Et si l’on adopte, comme Spitz, la version libérale, comment expliquer que le port du voile soit en France l’expression d’une liberté de conscience alors qu’il est, du moins d’après les révoltes actuelles des femmes en Iran, l’expression d’un assujettissement devenu insupportable ? Le partisan de la non-domination devrait adopter la version iranienne de la revendication de liberté. Sinon, pourquoi la refuserait-il en France au nom de la non-discrimination des femmes musulmanes qui veulent porter le voile ? Faut-il dire, comme les relativistes, que voile en deçà des Pyrénées, erreur au-delà, et qu’il y a différentes manières, mais certaines plus justes que d’autres, d’appliquer un même principe selon les contextes ? Mais alors comment peut-on se réclamer d’un principe si l’on nous dit qu’il change de sens selon les latitudes ? Les révoltées peuvent-elles s’entendre dire que leurs révoltes sont contextuelles ? De même pour les réunions « non mixtes » de femmes « racisées » organisées par l’UNEF il y a quelques années (Spitz, p. 232) : elles se font au nom de la non-domination, mais pourquoi les étudiants mâles et blancs pauvres en seraient-il exclus ?

La même oscillation affecte l’égalité : tantôt on l’interprète au sens abstrait et à la hache, tantôt on la veut différenciée. On a opposé un républicanisme « intolérant » et un républicanisme « tolérant » (défendu par Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains !, Seuil, 2010). Mais quelles sont les frontières de l’un et de l’autre ? Quelles sont les limites entre la tolérance et l’approbation militante ? Quelle est la différence entre le consentement à une servitude et l’expression d’une liberté de croyance qui relève d’une laïcité « ouverte » ? Samuel Paty est-il mort d’un excès ou d’un défaut de tolérance ? L’idéal de non-domination peut impliquer des mesures autoritaires (comme taxer bien plus les riches) mais il peut aussi impliquer des mesures libérales, qui contreviennent cependant au républicanisme classique.

On ne peut juger de l’instrumentalisation d’un idéal que si l’on a une idée claire non seulement de ce qu’est l’idéal mais aussi de la manière dont il peut être réalisé. Les discussions retracées dans le livre de Spitz montrent qu’il y a des divergences historiques et philosophiques profondes dans les deux dimensions. Un idéal par définition est supposé gouverner la réalité à la distance que requiert toute abstraction, faute de quoi il ne sera qu’une traduction plus ou moins fidèle des faits et des régularités du moment. Des valeurs sont supposées stables et susceptibles d’être éprouvées avec une certaine constance et transcender les circonstances, faute de quoi elles ne seront que des préférences prévalant dans la société et par là même otages de toutes les appropriations. D’un côté, si l’on tient les idéaux républicains comme nécessairement abstraits et sujets de ce fait à ces appropriations, on les juge au nom des faits – la perte de l’égalité, de la fraternité et de la liberté réelles. De l’autre, si l’on tient les faits comme gouvernant les idéaux, pourquoi conserver ceux-ci ? Pour employer la terminologie de Hume, l’insistance à vouloir baser le « doit » républicain sur le « est » de la réalité sociale ne revient-elle pas à dériver le premier du second ?

Le même problème se pose avec les discussions sur l’universalisme : on refuse celui qui est « de surplomb » et « abstrait » et l’on prône à la place un universalisme « pluriel » qui tienne compte des différences. Mais un universel « relatif » ou « contextuel » est-il encore universel ? Autant dire qu’on a renoncé à l’universalisme (1).

Spitz fait très justement remarquer qu’il y a eu, dans le néo-républicanisme intégriste, un déplacement des « valeurs » aux principes et aux normes, qui traduit le souci néolibéral d’imposer des directives autoritaires plutôt que d’adhérer à des axiologies. Traditionnellement, la République mettait à ses frontons (y compris à ceux des églises concordataires) les valeurs. Mais on peut se demander si Jean-Fabien Spitz déplore qu’elles soient devenues vides parce qu’il regrette qu’elles n’animent plus l’idéal républicain ou s’il souhaiterait qu’on s’en débarrasse de toute façon. Le républicanisme classique tenait l’autonomie et la liberté pour des valeurs, mais le républicanisme basé sur le principe de non-domination la tient-il pour une valeur ou plutôt comme un dispositif social ? Et ne considère-t-il pas, comme les libéraux, les valeurs comme plurielles, et nécessairement en conflit les unes avec les autres ? Pour Pettit, la non-domination est un arrangement politique, en vue d’une efficacité institutionnelle, et non une valeur première (c’est une forme de conséquentialisme, pas une théorie des droits) (2).

Charles Renouvier, Jean-Fabien Spitz : le sens de la république

La rue Charles-Renouvier, dans le XXe arrondissement de Paris © CC4.0/Chabe01

Le républicanisme classique, à la différence de celui des contemporains, reposait sur une hiérarchie de valeurs et sur une théorie morale assumée. L’un de ses grands penseurs, peut-être le plus systématique, Charles Renouvier, mettait lui aussi la liberté en position de valeur suprême, fondée sur les valeurs de dignité et de respect. Mais il n’avait pas de sympathie pour la notion rousseauiste de volonté générale. Il cherchait à faire dériver de la valeur de la liberté des droits et des devoirs pour l’individu, et transposait ceux-ci au niveau de l’État, en voyant la politique comme de la morale appliquée. Comme l’a montré Marie-Claude Blais dans son grand livre Au principe de la République. Le cas Renouvier (Gallimard, 2000), Renouvier a cherché à fonder l’idée républicaine sur un ensemble de principes et de normes au sens kantien du terme (3). Depuis son Manuel républicain de l’homme et du citoyen de 1848 jusqu’à sa Science de la morale (1869 ; Fayard, 2002), il n’a pas cessé de développer ces thèmes. Quand il fonde, au moment de la renaissance de la République en 1872, sa revue La Critique philosophique, il se donne pour objectif de populariser ces idées.

Les textes réunis par Marie-Claude Blais dans Philosophie critique de la République offrent une anthologie d’écrits puissants sur la doctrine républicaine, l’idéal en morale, sur l’instruction publique, le suffrage universel, la « question sociale », les « malheurs » du temps, les dangers de la Troisième République, et surtout la place du clergé et la liberté d’enseignement. Ces textes portent la marque des circonstances et ils sont datés – notamment d’avant la séparation des Églises et de l’État puisque Renouvier est mort en 1903. Mais ils sont un modèle d’intervention politique d’un philosophe dans la cité et de défense d’une laïcité républicaine non dogmatique, et qui n’a rien d’abstrait et de désincarné. Un républicaniste comme Jean-Fabien Spitz est en désaccord avec Renouvier, qu’il trouve trop individualiste et libéral, et surtout incapable de garantir les conditions de l’autonomie réelle quand il refuse d’amender le droit de propriété. L’intégrisme républicain d’aujourd’hui a largement oublié Renouvier. Mais son modèle d’autonomie, basé sur la conception kantienne de la liberté comme obéissance au devoir, et fondant une conception de la vertu républicaine, est-il réellement incompatible avec le modèle de la non-domination et ne lui est-il pas à bien des égards préférable ? Qu’est-ce que la non-domination sinon le respect des personnes et la recherche de dispositifs institutionnels vertueux parce que justes ?


  1. Je dois ici des excuses à Alain Policar et à Francis Wolff. Dans mon livre Manuel rationaliste de survie, Agone, 2020, p. 370, j’ai attribué par erreur au second une formule que seul le premier a employéeuniversalisme pluriel »).
  2. Voir Philip Pettit, Républicanisme, p. 112, et le passionnant dialogue entre Chrysostomos Mantzavinos et Philip Pettit dans la Revue de philosophie économique, 2021/1 22 : 193- 251. Pettit y dit que la non-domination est un « gateway good », un bien-passerelle vers d’autres biens, comme la justice sociale.
  3. Voir Laurent Fedi, Kant, une passion française, Olms, 2018. Renouvier était le maître spirituel de Julien Benda (« Les idées d’un républicain en 1872 », NRF, 1931).

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