Entretien avec Paolo Rumiz

En 2019 paraissait en Italie Le fil sans fin, de Paolo Rumiz. La date aurait peu de sens si, depuis, l’Europe n’avait pas vu revenir la guerre. Certes, il est déjà question de l’Ukraine et de la volonté de puissance du voisin russe, certes, Rumiz évoque les dangers multiples qui menacent le continent, mais son périple d’une abbaye bénédictine à l’autre est encore rempli d’espoir.


Paolo Rumiz, Le fil sans fin. Itinéraire spirituel pour la renaissance de l’Europe. Trad. de l’italien par Béatrice Vierne. Arthaud, 288 p., 19,90 €


Paolo Rumiz est né à Trieste. Sa famille a des racines dans l’ancien Empire austro-hongrois. Parmi les récits les plus puissants de l’écrivain, Comme des chevaux qui dorment debout relate les guerres qui ont ensanglanté et ruiné l’Europe orientale, et notamment cette Galicie dont la capitale, Lemberg, est devenue Lviv. Des grands-parents de Rumiz ont combattu sur ce front ; la description qu’il fait des batailles rappelle le Babel de Cavalerie rouge. Aux frontières de l’Europe, son premier livre traduit en français, relatait une formidable traversée, de la Finlande à la mer Noire, et on lisait là aussi combien ce continent est fragile et combien, aussi, sa vieille histoire lui donne de force.

Le fil sans fin : entretien avec Paolo Rumiz

Le fil sans fin débute à Norcia, ville des Apennins, également arpentés par Rumiz. Là est né saint Benoit. Le futur patron de l’Europe est confronté aux invasions barbares, à la fin de l’Empire romain, et crée un ordre fondé sur la modération, la gravité, l’austérité et la douceur. Rien de mièvre là-dedans, rien de dépassé, rien qui ne puisse nous parler en 2022.

De monastère en monastère, Rumiz fait des rencontres, voit des valeurs s’incarner, trouve des raisons d’espérer un monde plus juste avec et pour les plus démunis, les plus faibles. Rumiz n’a rien d’un prêcheur ou d’un illuminé. Parler de la ponctualité comme vertu civique, mettre en lumière le modèle authentiquement démocratique qui régit les couvents, dire de quelle façon tel monastère accueille tous les réfugiés, dans une Italie alors gouvernée par des histrions et des démagogues, ce n’est pas faire l’apologie du retrait, comme dans « Le rat qui s’est retiré du monde ». « Ora et labora », dit la doctrine bénédictine. Mais la prière n’est rien sans le travail, et travailler avec les pompiers en Allemagne ou détourner le cours du Pô pour donner plus de terres fertiles n’est pas superflu.

Les « errances narrabondes » de Paolo Rumiz le conduisent d’Italie en Allemagne, de Belgique en Hongrie. Il fait là quelques rencontres déplaisantes, et un certain prêtre nationaliste rappelle de mauvais souvenirs, dans un pays qui a du mal à s’accepter, et à accepter les autres. Paolo Rumiz n’enjolive pas, il montre ce qu’il voit, dit ce qu’il ressent. La colère est souvent là, notamment face aux xénophobes et aux racistes. Mais plus forte est l’envie de voir changer ce monde. C’est pourquoi nous avons voulu l’entendre lors de son récent passage à Paris.

Le fil sans fin : entretien avec Paolo Rumiz

Paolo Rumiz (septembre 2022) © Jean-Luc Bertini

Le fil sans fin relate un chemin, de monastère en monastère. Presque tous vos livres décrivent des cheminements. Comment vous mettez-vous en route ? Qu’est-ce qui est à l’origine de , La légende des montagnes qui naviguent, Appia ou Aux frontières de l’Europe ?

Au changement de saison, printemps et automne, j’éprouve un désir animal de voyager, le désir de devenir nomade. Le choix de la destination est souvent dû au hasard, ou à un court-circuit entre une envie liée à l’enfance et une situation propre à l’actualité. Pour Aux frontières de l’Europe, c’est la chute du mur de Berlin, la disparition des frontières, qui me motivaient. Mais si j’éprouvais le désir que les frontières tombent en tant que « barrage », je n’en ressens pas moins la nécessité, comme une garantie de différences ethniques. J’ai peur de voir Slaves et Latins assimilés en un même ensemble. Enfin, j’avais voyagé sur l’Apennin, ligne de faille après le tremblement de terre. J’ai découvert Norcia, saint Benoit, dont je ne savais rien. Il me cherchait et m’a obligé à savoir quelque chose de lui. Et ce, en une nuit.

Vous partez de l’Apennin, centre ou colonne vertébrale de l’Italie. En quoi cette chaine montagneuse est-elle un lieu originel pour vous ?

L’Apennin se situe entre deux mers, parfois trois, avec le sud. Seule l’Europe a ainsi une proximité magique avec la mer. Je dis magique parce que même des pays sans mer, comme la Hongrie ou la Suisse, n’en sont pas éloignés. Lors des transhumances, des troupeaux peuvent changer très vite d’espace, de paysage et de nourriture. Ce qui produit une richesse incroyable.

La montagne dont je parle a forgé des gens durs, capables de reconstruire ce que les tremblements de terre détruisent. Les moines bénédictins viennent de ce monde. Ils donnent un horizon. Ils préservent la culture classique (avec, au Moyen Âge, l’aide des Arabes), ils ont créé des modèles d’architecture rationnels, des églises dans lesquelles le chant et la musique avaient une telle puissance de séduction que les barbares qui avaient dévasté l’Empire romain ont été conquis et convertis.

Au cœur de votre livre, il y a saint Benoit, né vers 480. Il est le patron de l’Europe et fondateur d’un ordre, rédacteur de règles précises. Qu’est-ce qui fait sa modernité selon vous ?

D’abord, la modernité de sa Règle est absolue : comment construire l’hégémonie d’un chef sans perdre la démocratie, sans ôter au dernier venu le droit à la parole, au choix. Ensuite, un verbe : « lis ! ». La règle de Benoit ne se limite pas au « prie et travaille ». Il est nécessaire de se cultiver. Pour la première fois en Europe, dans son Histoire, la dignité des mains est égale à celle de l’étude. Pour les Romains de l’Empire, tout ce qui était manuel était réservé aux étrangers, considéré comme méprisable. La Règle, c’est aussi l’absence de centralisme. Chaque abbaye importe, en soi. C’est un archipel de différences. Il n’y a pas de chef suprême, comme dans l’Église dominée par le pape. À la norme s’oppose le « désordre démocratique ». Ajoutons l’importance du féminin. Pas de hiérarchie entre les moniales et les moines. Il y a là-dessus une belle anecdote entre Benoit et sa sœur, Scolastica, laquelle lui montre que l’amour importe davantage que la règle. Enfin, le « zèle doux » l’emporte sur le « zèle amer ». On parle de la beauté thérapeutique du travail bien fait. Ce au point qu’aujourd’hui des managers travaillent dans ces abbayes sur le thème « comment éviter que la compétition devienne meurtrière ».

De monastère en monastère, le lecteur découvre des « valeurs » ou ce qui donne sens à la vie humaine : le silence, la joie, la modération, la ponctualité, l’engagement auprès des humains. Le contraste avec le monde dans lequel nous vivons est saisissant. Comment pouvons-nous renouer avec ces valeurs ?

Il est difficile de revenir d’un tel espace, après ce qu’on y a vécu. J’y ai aimé le silence, un peu comme ce que j’avais vécu dans le phare [Le phare. Un voyage immobile, 2015). Le bruit continu nous empêche d’entendre ce que j’appelais dans ce livre le chant de notre âme. Par ailleurs, la langue s’est appauvrie, banalisée, et nous vivons dans le manque de récit. On a confié les enfants aux écrans, à l’électronique en général, on les incite à consommer, à vivre dans l’inutile. C’est donc un combat très difficile, mais de ce séjour je suis sorti changé, plein d’une énergie quasi prophétique. J’éprouve le désir de remplir ce vide et, plutôt que d’être « contre », j’ai envie d’être « pour ». Pour l’Europe, en particulier. Nous devons dire ce que nous sommes plutôt que contre quoi nous sommes. Et nous devons proposer le choix entre deux récits, pour nous définir. Aux « raisons de l’estomac », pour lesquelles le récit cherche toujours un bouc émissaire, il faut préférer « les raisons du cœur ».

Vous célébrez saint Benoit, vous éprouvez une relative sympathie pour les deux derniers papes, vous évoquez les chrétiens fervents qui priaient à Alep, vous parlez de rabbins (et amis) : quelle spiritualité peut aujourd’hui être la nôtre ?

Je suis un laïc, fils d’une ville profondément laïque. À Trieste, contrairement à ce qui se passe en Vénétie ou en Lombardie, les évêques n’ont aucun pouvoir. Mais je me sens « chercheur de l’invisible ». Je ne me résigne pas à l’idée que rien n’existe et donc je me nourris de symboles, de mythes, de signes. Un exemple : des incendies ont embrasé la frontière italo-slovène. Des grenades de la Première Guerre mondiale ont explosé. C’est comme si le réchauffement climatique réveillait une vieille guerre ou en annonçait une nouvelle plus terrifiante encore.

« L’Europe, ce sont les gens qui ne l’ont pas qui l’aiment. » Ce propos est celui de Ljuba, une pauvre paysanne ukrainienne. Vous avez écrit cela en 2017. Quel regard portez-vous sur cette union aujourd’hui, alors que la guerre dure ?

Nous avons oublié ce que représente le privilège d’être européens. Les migrants le savent, eux : ils nous voient comme une île. Les droits sociaux existent, quand partout ailleurs ils sont niés, ou inexistants. Si nous ne comprenons pas cela, nous ne saurons pas nous défendre, en particulier contre la toute-puissance de l’économie, telle que l’incarnent les États-Unis comme la Russie ou la Chine. J’ajouterai que, dans cette Europe, nous incarnons la différence méditerranéenne : cette mer et les pays qui la bordent représentent une Histoire singulière, font de nous des médiateurs. Nous avons besoin d’eux pour signifier que tout n’est pas noir ou blanc.

Évoquant vos petits-fils, vous dites qu’il faut « parler de l’Europe avec affection ». On n’est pas loin de la modération et du respect des bénédictins. Comment exprimer cette affection pour cette instance qui semble si désincarnée ?

Nous devons en effet montrer de l’amour pour l’Europe. Sans quoi on devient des « Orbán », des cyniques qui prennent l’Europe comme bouc émissaire. Il faut rappeler à l’Irlande, l’Espagne, l’Italie, etc. que tous les investissements faits par l’Europe et en Europe viennent du partage de la dette. Mais là aussi, c’est un problème de récit : on ne sait pas raconter l’Europe.

Quand vous écriviez, en 2017, l’Italie était dirigée par un attelage à la fois étrange et effrayant. On lit votre colère, notamment quand vous songez à un « abécédaire antiraciste ». Dans quel état d’esprit êtes-vous en ce moment ?

Est-ce un syndrome italien ? général ? Les gens sont plongés dans une réalité parallèle. Même s’ils ont eu un « bon gouvernement », ils votent pour qui désigne un bouc émissaire. C’est le vote de l’estomac, le vote de l’envie, de la jalousie. Je suis persuadé que, face à ce vote, le discours rationnel ne suffit pas : il faut un vote du cœur et il faut avoir un récit. Je crois que le mythe en est un, face à l’idéologie. Le mythe ne cache pas les choses mauvaises. Il part d’un déséquilibre, en montre tous les tenants et aboutissants. Il ne veut pas changer la nature humaine, contrairement aux idéologies. Il est capable de survivre aux changements politiques, il est plus fort qu’eux. C’est pourquoi il nous est précieux. Sans un mythe, l’Europe s’effondrera.

Propos recueillis par Norbert Czarny

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