Est-il possible de bâtir une œuvre sur des ruines ? Peut-on écrire sur des blessures intimes longtemps enfouies sans verser dans l’exhibitionnisme ? Quel lien existentiel se tisse entre la littérature et les désastres de l’adolescence ? Le dernier livre de Daniel Arsand, Moi qui ai souri le premier, est un texte autobiographique qui permettra à chacun de nourrir ces questionnements. Un récit de genèse existentielle et littéraire, brutal et lumineux, qui mérite d’être lu en miroir de son admirable roman : Je suis en vie et tu ne m’entends pas, qui racontait la difficile reconstruction d’un triangle rose dans une Allemagne en ruines.
Daniel Arsand, Moi qui ai souri le premier. Actes Sud, 112 p., 15 €
On peut lire cette phrase dans les dernières pages du livre de Daniel Arsand : « Je lus moins Sand et plus Duras. » Ce pourrait être anecdotique. Pourtant, dès les premières pages de ce récit, on songe à La douleur de Marguerite Duras. Au début de son livre, Duras prétendait avoir oublié ce manuscrit, négligence qui confinait au désir d’effacement, d’engloutissement : « Comment ai-je pu de même abandonner ce texte pendant des années dans cette maison de campagne régulièrement inondée en hiver. » De façon proche mais distincte, Arsand confie avoir écrit ce texte il y a longtemps, avant de l’enfouir dans un tiroir. Il ne l’a cependant pas oublié. Estimant s’être mis en règle avec lui-même, il l’avait remisé, voilà tout. Mais écrire quelque part, dans un texte publié, qu’il avait perdu son pucelage à l’armée, ce grossier mensonge moins destiné aux autres qu’à lui-même a réveillé le souvenir de l’existence de ce manuscrit, et la nécessité, à plus de soixante-dix ans, de rétablir publiquement la vérité. Daniel Arsand met ainsi à nu les sources de son écriture.
Moi qui ai souri le premier donne à lire trois douleurs adolescentes qui ont fondé l’être de l’auteur, l’image qu’il avait de lui-même mais aussi son rapport à la littérature. Trois souvenirs méticuleusement reconstitués dans leur horreur, dans leur force scandaleuse et dérangeante : un viol en guise de dépucelage ; un abandon vécu comme une trahison ; une agression homophobe.
Le récit s’ouvre sur une négation péremptoire qui, sous des dehors anodins, se révèle d’une grande brutalité : « Un souvenir heureux ? Je ne vois pas. » Non que l’auteur ait ignoré le bonheur, mais celui-ci reste à l’état de sensation vague, non relié à un instant précis, à un fait concret, à l’exact inverse de la douleur parfaitement ancrée, elle, dans des expériences situables. Le préambule s’achève par une réfutation de la possibilité de l’amour et livre comme un négatif du récit à venir, esquisse un programme à rebours. Il sera l’inverse de l’amour, de l’apaisant, de l’invisible. Car Moi qui ai souri le premier est une archéologie de la douleur, une entreprise de lucidité de la mémoire, une fouille impitoyable aux sources du moi-écrivain. Ce qu’Arsand écrit de l’être construit sur de la douleur est à cet égard admirable : « Tu n’es pas du néant, pas complètement, ne te drape pas dans cette vanité. Dis-toi que tu es pareil à ton voisin, un peu plus que rien. N’être rien est une fable. » Ne pas se complaire dans la négation de son être, malgré l’humiliation, ne pas se complaire dans une image de soi qui, pour exacte qu’elle puisse être en partie, n’en est pas moins falsifiée, contenant toujours une part de fiction.
On l’a compris, Moi qui ai souri le premier est aussi le récit de l’existence homosexuelle d’un homme né au mitan du XXe siècle, de l’enfance à aujourd’hui. À travers sa trajectoire intime, Arsand livre aussi un éclairage singulier sur la condition homosexuelle. Mais il n’a pas la prétention de parler en d’autres noms que le sien, et il se dégage de ce récit très personnel, aux accents égotiques, une modestie que les textes sociologisants n’ont pas toujours. Cela est dû aussi à la personnalité de l’auteur, à sa position volontairement retirée, à une solitude nécessaire, qui le maintiennent comme en marge des mouvements historiques et politiques. Et pourtant, l’Histoire ne cesse de ressurgir dans les livres qu’Arsand consacre au génocide arménien (Un certain mois d’avril à Adana, Flammarion, 2011) ou à la déportation des triangles roses (Je suis en vie et tu ne m’entends pas, Actes Sud, 2016).
C’est qu’il a fait le choix – en est-ce seulement un ? – de la littérature. C’est une vie pour les livres et par les livres qu’il conte. Les dernières pages consacrées aux ruses de l’écriture pour dire envers et contre tout ce que la conscience nette veut taire sont d’une beauté lumineuse : « Écrire ajoutait souvent une énigme à l’énigme. Le mystère défloré se mettait à bourgeonner. Un mot suffisait pour qu’une scène ancienne m’arrive en boomerang. » C’est la lutte de Jacob avec l’ange, où l’écriture serait Jacob et l’ange la mémoire. S’il est des ruses de l’écriture pour dire, il en est aussi pour taire. On est frappé à ce propos par l’absence – ou le refus ? – de certains mots, comme « sida ». Le mot « honte » n’apparaît jamais non plus, que suggèrent néanmoins plusieurs passages. Comment comprendre ces ensevelissements chez un auteur qui a tant à cœur de nommer précisément les choses, de chantourner les événements avec une telle méticulosité ? Peut-être s’agit-il de ressorts intimes appelés à rester inaccessibles.
Moi qui ai souri le premier n’en reste pas moins un hymne à la beauté incandescente de la langue et à la force d’élucidation de la littérature. Arsand écrit pour se tirer au clair, et la lumière qu’il projette éclaire au passage d’autres existences que la sienne. Et, comme toute lumière, elle fabrique aussi de l’ombre. On ferme ce livre, bref et dérangeant, nos yeux retombent sur le titre de la couverture : celui-ci nous apparaît, sous sa mièvrerie trompeuse, d’autant plus cruel.