P… d’archives

On connaissait Grisélidis Réal (1929-2005), l’une des grandes figures politiques des luttes pour les travailleuses du sexe (TDS) des années 1970-2000, on avait dévoré son œuvre littéraire grâce aux éditions Verticales notamment ; on avait entrevu sa peinture et entraperçu ses archives avec la publication de son troublant Carnet de bal d’une courtisane (2005). Le volume édité par l’association Aspasie fait découvrir une autre facette de cette personnalité exceptionnelle, celle d’une scrupuleuse archiviste qui « avec son cul » a collecté un matériel unique sur l’histoire contemporaine des TDS, aujourd’hui conservé à Genève.


Travailler Lutter Diffuser. Archives militantes du Centre Grisélidis Réal de documentation internationale sur la prostitution, Genève. Les Presses du réel, 248 p., 25 €


Ce sont des centaines de coupures de journaux, de flyers, de magazines, mais aussi d’affiches, de tracts, de lettres et de notes manuscrites qui composent le premier fonds au monde sur l’histoire de celles et ceux qui vivent de « prestations sexuelles » tarifées. Il fut d’abord séparé des archives littéraires, conservé dans un autre lieu, avant qu’à l’évidence « archiver » ne devînt aussi pour Grisélidis Réal un acte d’écriture. Sans doute, découper la presse, coller chacun des articles sur des feuilles de papier, recevoir d’autres femmes des documents, tenter de les organiser, leur imaginer un classement, furent autant d’occasions de faire se rejoindre l’écriture littéraire et la lutte collective, en inventant une écriture polyphonique d’hommes, de femmes et de trans dont Travailler Lutter Diffuser offre un élégant écho.

Les p… d'archives militantes du Centre Grisélidis Réal

C’est pour cette écriture que la ville de Genève a mis à disposition un lieu unique où se croisent chercheurs en littérature, militants mais aussi journalistes, documentaristes et artistes. Grisélidis Réal a imposé de déhiérarchiser les archives, on le voit en consultant ensemble les manuscrits de l’auteure et les pétitions de prostituées, les brouillons de poèmes et les tracts de prévention contre le VIH, sans qu’un ensemble soit le prétexte de la conservation des autres. Chez elle, dans son appartement genevois, elle a composé les archives d’un corps qui ne se résume pas à un sexe, mais qui, à partir de la situation qu’il occupe, donne à en voir beaucoup d’autres, moins visibles, plus stigmatisés ou plus violentés.

Il y a dans la démarche de Réal quelque chose d’éminemment dérangeant. Les archives sont, on l’a mesuré avec le développement des centres d’archives littéraires, le corps de l’écrivain, autour duquel on construit un tombeau au point que l’absence d’archives rend, cruellement pour certains, la tombe vide et son culte impossible. Or, le geste de Grisélidis Réal se joue de cette panthéonisation par l’archive de l’œuvre ; elle la retourne, la subvertit pour « emmerder le bourgeois » (c’est-à-dire l’amateur d’archives). Sa dépouille de papier est dans une fosse commune et il nous faudra nous frotter aux cadavres des autres, des prostituées de Lyon, des « michtons » d’ici et d’ailleurs, des filles du « Sébasto », mais aussi des collectifs de femmes d’Afrique de l’Ouest qui n’ont d’autre moyen de vivre que de se vendre aux camionneurs des routes transafricaines. On pense aussi à celles du Bus des femmes dont les archives avaient été publicisées.

Composé d’une série de contributions qui tantôt s’attachent à présenter le projet archivistique initial, à l’image du texte introductif de Jehane Zouyene, tantôt se focalisent sur un dossier et montrent comment un ensemble de documents peut informer sur un événement historique méconnu – comme la sociologue Milena Jakšić sur le procès de Grenoble de 1980, lorsque des prostituées requirent contre des proxénètes – ou encore s’intéressent à la manière dont ce fonds d’archives, loin d’être fermé, ne cesse de s’enrichir de matériaux contemporains, comme le montre Olga Rozenblum. Non pas un tombeau mais un carrefour, une « maison de passe », dirons certain.e.s. Car, soulignons-le, une autre définition des archives que celle des archivistes  s’invente dans ce fonds. La question n’est plus celle de l’unicité et de l’authenticité : une photocopie a la même valeur qu’un original, une coupure de presse collée de travers a tout autant sa place qu’une lettre signée d’un intellectuel en soutien d’une lutte.

Les p… d'archives militantes du Centre Grisélidis Réal

« Travailler, Lutter, Diffuser ». Photographie : Mathilde Agius © Aspasie Genève

Ces archives de la prostitution sont au ras du trottoir et se gardent bien de philosopher. Elles disent des quotidiens, certains choisis, d’autres consentis, « pour ne pas bosser à l’usine », d’autres subis, pour survivre. Aussi, en regardant les documents qui sont reproduits avec soin, notre « point de vue » sur les travailleuses du sexe changera-t-il sans doute. Qu’on soit abolitionniste ou prohibitionniste, qu’on se reconnaisse femme, homme ou trans, ces lettres soigneusement dactylographiées, ces tracts d’associations de Marseille ou de New York brouillent nos idées reçues ou nos certitudes. La puissance de dérangement de ces archives ne tient pas, contrairement à ce que pensent certains, au fait qu’elles appartiendraient à des minorités ; elle tient justement à leur désordre.

Ces archives n’obéissent à aucune idéologie et débordent celles et ceux qui voudraient les circonscrire. Ce fonds ne peut en cela constituer un modèle puisqu’il est étroitement lié à une figure, Grisélidis Réal, qui s’est toujours méfiée des appartenances – rappelons qu’elle a entretenu avec le mouvement féministe des années 1970 des relations complexes. C’est un fonds mouvant, et le livre, par ses contributions très différentes voire contradictoires (du plaidoyer à la monographie historique en passant par le texte-collage), montre que nul ne peut s’approprier ces traces. Et la manière dont le livre est conçu, en patchwork, souligne cette résistance. Décidément, Grisélidis Réal, même après sa disparition, ne tient pas en place. Elle continue à « vivre sa vie », aurait dit Godard. Comme le montrait l’édition de ses poèmes (Seghers), on ne saurait cadrer son œuvre ou la réduire à celle d’une écrivaine militante prostituée. Ce volume, qui présente un fonds d’archives passionnant, réaffirme, s’il en était besoin, le « whore power ».

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