Disques (30)
Les Kafka-Fragmente de György Kurtág interprétés par la soprano Anna Prohaska et la violoniste Isabelle Faust : un événement qui arrive sans crier gare ! On espère que des concerts en France suivront la sortie de ce disque.
György Kurtág, Kafka-Fragmente. Anna Prohaska, soprano. Isabelle Faust, violon. Harmonia Mundi, 18 €
Celebration of Life in Death. Anna Prohaska, soprano. La Folia Barockorchester. Robin Peter Müller, violon et direction. Alpha, 19 €
Comment composer une pièce qui, en quelques dizaines de secondes, propose une lecture intense d’un texte qui, signé de Kafka, mérite une attention particulière ? Le compositeur hongrois György Kurtág (né en 1926) y parvient et, même, y excelle dans ses Kafka-Fragmente, dont la création remonte déjà à 1987 et dont s’emparent aujourd’hui la soprano Anna Prohaska et la violoniste Isabelle Faust. Kurtág est très à l’aise avec ces courts fragments, davantage peut-être qu’avec d’autres textes littéraires plus longs. Son unique et récent opéra, Fin de partie, révèle en effet la force autonome du texte de Beckett plutôt qu’il ne rend nécessaire sa mise en musique. En revanche, les fragments de Kafka, sur lesquels il a travaillé de 1985 à 1987, profitent pleinement de l’apport que leur offre la musique. Presque triviale est la première raison : quelle attention la plupart d’entre nous auraient accordée à ces petits textes s’ils n’avaient été soigneusement sélectionnés par le compositeur ?
La seconde raison est plus essentielle : une fois mis en musique, ces fragments si courts constituent ensemble une œuvre musicale magistrale que d’aucuns placent avec raison parmi les plus grands cycles de mélodies de l’histoire. Le fait est qu’ils ne sont pas sans rappeler le plus grand d’entre tous, Le Voyage d’hiver de Schubert. Certes, on ne trouvera nulle trace de narration poétique dans les fragments que choisit Kurtág dans le Journal de Kafka ou dans sa correspondance – leur sélection n’a d’ailleurs pas suivi l’ordre chronologique dans lequel ils sont désormais joués – mais ces écrits constituent un ensemble qui évoque l’errance, grand leitmotiv du Voyage d’hiver. Pour preuve, le Wanderer schubertien aurait pu faire sienne l’aspiration quasi romantique du seizième fragment de Kurtág, intitulé « Pas de retour » : « à partir d’un certain point, il n’est plus de retour. C’est ce point qu’il faut atteindre » (traduction de Laurent Cantagrel).
À la brièveté du texte répond souvent celle de la musique : la plupart des quarante pièces qui constituent le cycle ne durent que quelques dizaines de secondes pendant lesquelles l’auditeur assiste pourtant à d’innombrables effets. Seize secondes sont ainsi suffisantes pour évoquer l’approche, le passage et l’éloignement d’un train dans la « Scène à la gare ». À peine plus longue, « Comme un chemin en automne » exprime, en deux temps, la tourmente et la poésie propres à cette saison : « à peine l’a-t-on proprement ratissé qu’il se recouvre de feuilles mortes ». À l’inverse, « Le vrai chemin (Hommage-message à Pierre Boulez) » semble un interminable duo-trio dans lequel soprano et violoniste se livrent à un mystérieux numéro d’équilibre polyphonique pour évoquer « le vrai chemin [qui] passe sur une corde qui n’est pas tendue en hauteur, mais à ras de terre ». La complicité mélodique des musiciennes ne cesse que lorsque la chanteuse énonce seule la seconde phrase : « il semble plutôt destiné à faire trébucher qu’à être parcouru ».
Ces brèves pièces puisent leur force musicale dans leur réunion en un cycle dont la cohérence se révèle au fur et à mesure de l’écoute et qui parvient à faire oublier la précision obsessionnelle à laquelle la composition de chaque fragment est soumise. L’interprétation d’Anna Prohaska et Isabelle Faust obéit à cette précision sans jamais paraître méticuleuse. Au contraire, elles rendent familiers certains intervalles, certains sons et parfois certaines paroles. Il faut dire que les deux musiciennes interprètent ces pièces sur les scènes allemandes et autrichiennes depuis plusieurs années : espérons que les scènes françaises les inviteront à leur tour à jouer ces Kafka-Fragmente de Kurtág.
En attendant, l’écoute d’un autre disque peut aider à attendre la venue en France d’Anna Prohaska. Dans Celebration of Life in Death, aucun répertoire ne résiste décidément à la soprano : accompagnée par La Folia Barockorchester, elle y chante des mélodies populaires médiévales (« J’ai vu le loup »), des cantates baroques allemandes (Die Krankheit so mich drückt, de Christoph Graupner) ou encore des reprises de musique pop (« Eleanor Rigby » des Beatles). Le programme de ce disque est, on l’aura compris, varié et divertissant à bien des égards !