Le 10 décembre prochain, Annie Ernaux recevra le prix Nobel de littérature et prononcera à cette occasion son discours de réception. Mais d’ores et déjà, la première écrivaine française récompensée est la cible d’attaques injustifiées concernant ses engagements politiques, qu’il est urgent de dénoncer mais dont il faut aussi comprendre la signification plus profonde. Car si Annie Ernaux est attaquée au moment même où son œuvre est célébrée dans le monde entier, c’est que ses textes sont porteurs d’une critique de la domination symbolique, que ses détracteurs font tout pour reproduire.
Il est dans la tradition française des intellectuels engagés de mettre leur capital symbolique au service d’une cause, à l’image d’Émile Zola dans l’affaire Dreyfus. Lauréat du prix Nobel de littérature en 1952, François Mauriac s’engageait dans le combat anticolonial, engagement qui lui valut insultes et menaces. L’académicien avait déjà pris position contre le franquisme, puis contre la politique de collaboration. Jean-Paul Sartre, qui refusa la distinction de l’Académie suédoise en 1964, utilisait de longue date sa renommée mondiale pour défendre les opprimés de par le monde, ce que la classe dominante ne lui a pas pardonné.
Annie Ernaux n’a pas dérogé à cette tradition en appelant, le jour où la vénérable académie annonçait son choix de la distinguer, à manifester contre la vie chère et l’inaction climatique, dans la continuité de son combat contre les injustices sociales. Son œuvre met à nu la violence symbolique inhérente aux rapports de classe, qu’elle parvient à dépasser par une écriture qui restitue au monde d’où elle vient, celui des petites gens, des dépossédés, des sans voix, toute sa dignité. La poignante description d’un avortement clandestin qui ouvre son premier roman, Les armoires vides (paru en 1974, alors que se tenaient à l’Assemblée nationale les débats sur le projet de loi autorisant l’interruption volontaire de grossesse), fondée sur une expérience sur laquelle elle est revenue dans L’événement (2000), et son analyse fine de la violence symbolique qui s’exerce dans les rapports genrés, mais aussi l’affirmation du désir féminin et jusqu’au renversement du rapport de domination dans l’aventure que narre Le jeune homme, font d’elle une référence pour les féministes.
À mille lieux d’une littérature à thèse, son écriture ciselée, travaillée dans la forme et dans la musicalité pour atteindre un dépouillement quasi beckettien, rompt cependant avec l’abstraction d’un Beckett pour réintroduire le social, banni de la littérature depuis le Nouveau Roman. Un social incarné dans le vécu, les corps, les sentiments, les paroles entendues, grâce à l’acuité d’un regard ethnographique objectivant, qui, tout en restituant la violence des rapports sociaux, les problématise. Par exemple lorsque, revenant dans le contexte de #MeToo sur sa première expérience sexuelle, expérience souhaitée mais violente, qu’elle ne parvient pourtant pas à qualifier de viol, à la différence de Simone de Beauvoir qui considérait toute première pénétration comme un viol, elle écarte aussi les notions de consentement ou de soumission, au profit de « l’effarement du réel qui fait tout juste se dire “qu’est-ce qui m’arrive” ou “c’est à moi que ça arrive” sauf qu’il n’y a plus de moi en cette circonstance, ou ce n’est plus le même déjà. Il n’y a plus que l’Autre, maître de la situation, des gestes, du moment qui suit, qu’il est le seul à connaître » (Mémoire de fille, Gallimard, 2016).
Comme l’a pointé Tiphaine Samoyault avec justesse, cette écriture dérange « les dandys mâles qui ne voient dans la littérature qu’excès et maniement spectaculaire de la langue française et qui préfèrent de toute façon les écrivains de droite, plus courageux et libres selon eux que les soi-disant “bien-pensants” ». Les attaques, insultes et propos méprisants qui, à côté du concert de louanges, se sont déchaînés sur la toile après l’annonce du prix sont révélateurs des conditions sociales qui sous-tendent la reconnaissance symbolique et la légitimité culturelle. Femme, d’origine modeste, devant son ascension sociale à l’école (ou plutôt à son investissement scolaire et à celui de ses parents), Annie Ernaux refuse le rôle de l’oblat contraint à l’allégeance à l’institution à laquelle il doit tout, elle s’autorise à retourner le pouvoir symbolique qu’elle a acquis et les armes de la culture légitime dont elle est désormais la dépositaire en tant que professeure de français et écrivaine reconnue, pour comprendre et défaire la violence symbolique de classe, ce qui requiert de se départir de ce que Bourdieu appelait le « racisme de l’intelligence ». Elle y est parvenue mieux que quiconque. C’est ce qui est impardonnable.
Ces attaques ne mériteraient pas qu’on s’y arrête si elles n’étaient proférées jusque dans un des hauts lieux de la légitimité culturelle, France Culture, dans une émission de grande écoute. Il s’agit de l’émission « Répliques » du 26 novembre 2022, où Alain Finkielkraut a expressément reproché à Annie Ernaux son manque de gratitude – forme suprême de la violence symbolique qui signale la soumission et l’allégeance requises des dominées (ici, la femme et la transfuge de classe) en contrepartie de leur admission dans les coteries littéraires tenant le haut du pavé. Il faut d’ailleurs que ces coteries se sentent profondément menacées dans leur pouvoir symbolique pour atteindre le niveau de hargne qui s’est déployé librement au cours de cette émission contre la première écrivaine française lauréate du prix Nobel de littérature.
Certes, la première partie, consacrée à l’œuvre, reconnaissait – non sans condescendance – la valeur littéraire de certains de ses livres, tout en lui faisant grief d’y avoir fait preuve de « ressentiment », sur la base d’une mécompréhension de la phrase « j’écris pour venger ma race », qui sous-tend en réalité le projet de défaire la violence symbolique, en donnant prise aux lecteurs et lectrices sur ses mécanismes et en offrant un autre regard sur la vie des classes populaires (comme sur la vie intérieure des femmes). Elle a aussi été accusée par Pierre Assouline, invité de l’émission, et qu’on a connu plus fin lecteur, de réduire les rapports sociaux au conflit dominant-dominé. Vision du monde « binaire » qui caractériserait non seulement son œuvre mais aussi ses lectures, notamment celle de Proust, parce que, lors d’une émission des Matins de France Culture le 18 novembre 2022, elle a osé – ô sacrilège ! – mettre en exergue le regard de classe que porte le narrateur sur les domestiques, perceptible dans une ironie légèrement méprisante. Qu’elle ait aussi parlé du temps dans la Recherche, question qui traverse toute son œuvre à elle également, ne méritait sans doute pas d’être mentionné, ou plutôt aurait contredit la thèse réductionniste. Un réductionnisme qui s’expliquerait, on s’en doutait, par l’influence de Pierre Bourdieu. Assouline cite, parmi les lectures ayant marqué l’écrivaine, Les héritiers, La reproduction, et surtout, souligne-t-il, La misère du monde. Il pensait sans doute à La distinction. Car si Ernaux, qui a fait des études de lettres et de sociologie, a bien lu les deux premiers livres dans sa jeunesse, peu après leur parution respectivement en 1964 et en 1970, et si ces lectures ont en effet été décisives, au point qu’elle parle de « choc ontologique » (dans le Cahier de l’Herne, mais également dans un entretien avec Isabelle Charpentier), elle n’a pu prendre connaissance de La misère du monde avant sa sortie en 1993, donc bien après la publication de La place (1983) et d’Une femme (1988). Il eût été intéressant d’interroger la différence de méthode entre ce livre fondé sur des entretiens sociologiques (méthode qui a inspiré Daewoo de François Bon) et l’observation quasi ethnographique que privilégie Annie Ernaux dans Journal du dehors ou La vie extérieure (on trouve une combinaison des deux dans Ceux qui trop supportent d’Arno Bertina. Mais l’objectif n’était pas de sonder les rapports entre littérature et sciences sociales (1).
C’est dans la deuxième partie de l’émission, consacrée aux engagements politiques de l’écrivaine, que la hargne a atteint son sommet. On ne s’étonnera pas qu’Alain Finkielkraut soit en désaccord politique avec une femme qui n’a jamais caché son attachement aux valeurs de la gauche. Mais qu’il se livre avec Pierre Assouline à une dénonciation publique en déformant le sens de ses propos et de ses engagements indique que l’on a transgressé ici les règles du débat intellectuel. Ces règles appellent l’exactitude de la restitution, l’examen des arguments, la contextualisation du propos, l’analyse de sa signification sociale et politique. Tous ces principes ont été bafoués (2). Car, pour la disqualifier, tous les coups étaient permis.
Et avant tout, l’accusation d’antisionisme, venant alimenter le procès en antisémitisme qui lui a été fait sur les réseaux sociaux à la suite d’articles des magazines allemands Bild et Der Spiegel. Sur quoi repose-t-elle ? Sur le fait qu’Annie Ernaux a signé des appels au boycott de la saison culturelle France-Israël en 2018 et du Concours Eurovision de la chanson à Tel-Aviv en 2019 (3). Cet amalgame fréquent entre antisémitisme et critique légitime de la politique du gouvernement israélien dans les territoires occupés, amalgame qui a été au cœur de la propagande de Benjamin Netanyahou pour contrer cette critique dans le monde, a été dénoncé par la Déclaration de Jérusalem rédigée et signée par des spécialistes de l’antisémitisme et de l’histoire du peuple juif.
Lisons de près les appels signés par Annie Ernaux : que l’on soit d’accord ou non avec le contenu ou l’appel même au boycott comme mode d’action politique, on n’y trouve nulle trace d’antisémitisme, mais une dénonciation des discriminations et violences dont les Palestiniens sont victimes, et un refus de cautionner la politique culturelle extérieure de ce gouvernement qui instrumentalise la culture comme « vitrine » pour améliorer son image dans le monde (argument étayé de citations de porte-parole attitrés dans les deux cas). Il est d’ailleurs mentionné dans le second appel que les organisations israéliennes progressistes sont également « entravées par les autorités » (4). À partir de ces pétitions, Alain Finkielkraut et Pierre Assouline concluent que l’engagement d’Ernaux est focalisé sur « la seule démocratie au Moyen-Orient », ce qui serait la preuve d’un antisionisme « obsessionnel », sous-entendu d’un antisémitisme. Décelant « un fond de sauce raciste là-dedans », Assouline formule l’hypothèse que cela lui viendrait des conversations du café de ses parents à Yvetot, hypothèse dont on est en droit de se demander sur quoi elle s’appuie au juste – on n’en trouvera point de trace dans l’œuvre d’Ernaux –, à moins de supposer que les classes populaires seraient par nature racistes et antisémites…
Pour corser l’insinuation mal fondée d’antisémitisme, a été mentionnée une pétition signée par Annie Ernaux en 2017 en faveur du socialiste Gérard Filoche, lequel avait retweeté une caricature antisémite mettant en scène Emmanuel Macron. Or la pétition expliquait que le tweet avait été aussitôt effacé quand Filoche avait réalisé son caractère antisémite, et qu’il s’en était excusé publiquement ; le texte rappelait qu’il avait été un des fondateurs de SOS Racisme et déplorait son exclusion du PS. Encore une fois, que l’on soit d’accord ou non avec sa teneur, rien dans cette pétition ne peut être qualifié d’antisémite. Et il est tenu rigueur à Annie Ernaux d’avoir cosigné un texte contre les attaques visant la fondatrice du parti des Indigènes de la République, Houria Bouteldja, texte qui, sans souscrire à toutes ses idées, intervient dans le débat concernant « l’usage militant des notions comme la “race” ou l’“islamophobie” » (débat toujours d’actualité dans les sciences sociales, indépendamment des prises de position contestables de Bouteldja).
L’opposition d’Annie Ernaux à la loi interdisant le voile à l’école, qui s’inscrit dans un débat pourtant complexe sur la liberté de croyance et de culte, autour duquel la gauche s’est divisée, est interprétée par Finkielkraut et son invité comme un soutien inconditionnel à l’islam, voire à l’islamisme radical (encore un amalgame fréquent), interprétation que viendrait confirmer le fait que l’écrivaine n’aurait pas soutenu les femmes iraniennes, ce qui est inexact, car, le jour même de l’annonce du prix, elle s’est clairement déclarée « “tout à fait pour que les femmes se révoltent contre cette contrainte absolue” qu’est le port obligatoire du voile, tout en précisant qu’elle “prône la liberté de porter le voile en France”, où le “contexte” est différent. En France, “ce n’est pas le même contexte, personne ne contraint (les femmes qui portent un voile), c’est un choix. Ne pas vouloir reconnaître ce choix est une erreur en France” ». Qu’elle ait exprimé son soutien à la candidature de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle de 2022 achève de la condamner aux yeux de ses deux juges, sans parler de sa solidarité avec les revendications des Gilets jaunes.
Faux aussi, le reproche qui lui est fait d’avoir publié dans Le Monde du 10 septembre 2012 une « pétition » contre Richard Millet réclamant son licenciement de ses fonctions d’éditeur chez Gallimard, geste assimilé à un « lynchage ». L’article (et non la « pétition ») d’Annie Ernaux ne demandait rien de tel. Il discutait, selon les règles du débat d’idée, deux textes de Richard Millet publiés en 2012 aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, Langue fantôme suivi d’un Éloge littéraire d’Anders Breivik, le meurtrier de 77 personnes au cours de l’été 2011 (8 à l’occasion du bombardement d’un immeuble gouvernemental à Oslo et 69 dans l’île norvégienne d’Utøya, dont une majorité d’adolescents qui se trouvaient dans un camp de Jeunes travaillistes). Un article incendiaire de J.M.G. Le Clézio avait du reste précédé celui d’Ernaux trois jours plus tôt. À l’instar de ce dernier, elle faisait part du dégoût que cette lecture lui avait inspiré, décortiquant la « rhétorique perverse » du pamphlet, qui s’éclaire du premier essai, Langue fantôme, où l’auteur se désole du déclin de la littérature français et de la perte de sa « pureté », sous l’effet de l’immigration et du multiculturalisme. Ernaux récusait fermement cette thèse : « Jamais je n’accepterai qu’on lie mon travail d’écrivain à une identité raciale et nationale me définissant contre d’autres et je lutterai contre ceux qui voudraient imposer ce partage de l’humanité. » Dénonçant un « acte politique à visée destructrice des valeurs qui fondent la démocratie française », elle concluait qu’il s’agissait ni plus ni moins d’« un pamphlet fasciste qui déshonore la littérature ». Cet article avait recueilli l’approbation de 118 écrivaines. Ce n’est d’ailleurs pas pour cette raison, mais à cause d’un article abject contre Maylis de Kerangal, que Gallimard a décidé, trois ans et demi plus tard, de se séparer de son collaborateur (5) (ce que Pierre Assouline, auteur de la maison, ne peut manquer de savoir).
Non content de cette fausse allégation, Alain Finkielkraut a défendu Richard Millet, disant qu’il avait souligné la « perfection formelle » des gestes du tueur tout en condamnant à plusieurs reprises le massacre – ce qui est inexact : Millet a certes décrété d’entrée de jeu qu’il ne l’approuvait pas, précision nécessaire pour ne pas tomber sous le coup d’une poursuite pour apologie de crime mais qui diffère d’une condamnation ; puis, sous couvert de « perfection formelle » de gestes, il a procédé à un rappel factuel et plat de « ce qui s’est passé » avant de se livrer à un plaidoyer en défense du tueur dont il a fait une « victime » du multiculturalisme et de la perte de l’identité nationale (l’essai ayant paru deux jours avant le procès du meurtrier).
Plus, Alain Finkielkraut a mis en balance ce soi-disant « éloge littéraire » avec une phrase tirée des Années sur le 11 Septembre : « le prodige de l’exploit émerveillait ». Il est allé jusqu’à comparer le nombre de victimes, insinuant ainsi que cette phrase d’Annie Ernaux était bien plus grave que « l’éloge » de Millet. Redonnons ici le passage extrait de son contexte :
« De prime abord c’était quelque chose qui ne pouvait être cru […]. On ne parvenait pas à sortir de la sidération, on en jouissait via les portables avec le maximum de gens.
Les discours et les analyses affluaient. La pureté de l’événement se dissipait. On se rebiffait contre la déclaration du Monde, “Nous sommes tous américains”. D’un seul coup, la représentation du monde basculait cul par-dessus tête, quelques individus fanatisés venus de pays obscurantistes, juste armés de cutter, avaient rasé en moins de deux heures les symboles de la puissance américaine. Le prodige de l’exploit émerveillait. On s’en voulait d’avoir cru les États-Unis invincibles, on se vengeait d’une illusion. On se souvenait d’un autre 11 septembre et de l’assassinat d’Allende. Quelque chose se payait. Il serait temps ensuite d’avoir de la compassion et de penser aux conséquences. Ce qui comptait, c’était de dire où, comment, par qui ou quoi on avait appris l’attaque des Twin Towers. Les très rares à ne pas en avoir été informés le jour même conserveraient l’impression d’un rendez-vous manqué avec le reste du monde ».
Restitué dans son contexte et dans ce livre qui construit une mémoire collective inofficielle, à travers ce « on » dépersonnalisé, la phrase s’inscrit dans une description des réactions et analyses prises sur le vif — Raphaëlle Leyris a cité un article de Jean Baudrillard dans Le Monde, où il parlait de la « jubilation prodigieuse de voir détruire cette superpuissance mondiale » (6) –, dans l’instant t, à propos d’un événement inimaginable, qui unifie le temps au niveau mondial, marquant le début du déclin de la puissance états-unienne :
« Le 11 septembre refoulait toutes les dates qui nous avaient accompagnés jusqu’ici. De la même façon qu’on avait dit “après Auschwitz”, on disait “après le 11 septembre”, un jour unique. Ici commençait on ne savait pas quoi. Le temps aussi se mondialisait. »
L’alternance dans le journal entre le « on » et le « elle », par lequel l’auteure parle d’elle-même à la troisième personne, indique un mode de distanciation qui ne peut être mis sur le même plan qu’un essai où l’auteur développe un plaidoyer en défense d’un meurtrier. Deux critiques qui se targuent de défendre la langue et la littérature ne peuvent de bonne foi faire l’économie d’une telle analyse formelle avant de mettre ces passages en balance. Au lieu de quoi Finkielkraut a insisté sur le fait que cette phrase était dans l’œuvre d’Annie Ernaux, et pas extérieure à elle à comme ses autres engagements.
À la différence de Raphaëlle Leyris, Pierre Assouline a refusé de séparer l’œuvre des engagements, considérant qu’on peut être un grand écrivain et avoir des engagements indéfendables, à l’image de Céline. Il faisait allusion au débat suscité par le projet de réédition des pamphlets antisémites, que Gallimard lui avait confié le soin d’introduire, avant que le projet ne soit abandonné sous l’effet des protestations publiques (7). Si le problème du rapport entre l’auteur et l’œuvre peut se poser dans le cas de Céline comme dans d’autres (8), on s’étonnera, à l’instar de Raphaëlle Leyris, du rapprochement avec Annie Ernaux sur ce point. Quel en est le sens, si ce n’est pour la rattacher à ces écrivains antisémites ? Car en quoi son engagement à l’extrême gauche serait-il, sinon, condamnable en tant que tel dans un pays qui se targue d’être le défenseur de la liberté d’expression et qui s’enorgueillit de sa tradition d’intellectuelles engagées ? Jamais Annie Ernaux ne les a dissociés, faisant corps avec son œuvre magistrale. Et faisant ainsi la preuve que leur indissociabilité est parfois une bonne nouvelle.
-
L’impact de l’œuvre d’Annie Ernaux sur les sciences sociales avait fait l’objet de l’émission « La suite dans les idées » du 8 octobre 2022.
-
Les tentatives de rectification de la deuxième invitée, la journaliste du Monde des livres Raphaëlle Leyris, peinaient à faire contrepoids.
-
Dès l’annonce du prix, ces prises de position ont été dénoncées par le très droitier Jerusalem Post, qui est la source citée par Der Spiegel. Pourtant, s’il y est question de BDS, l’auteur ne parle pas d’antisémitisme. Tzvi Joffre, « New Nobel laureate Annie Ernaux’s repeatedly supported BDS ». Mais le BDS, assimilé à l’antisémitisme, a été décrété illégal en Allemagne.
-
« Tribune : Contre la saison France-Israël », 4 mai 2018 ; « Nous, artistes français, dénonçons l’Eurovision 2019 en Israël », 10 mai 2019.
-
Article dans lequel Richard Millet la nomme la « Zola femelle », la décrivant comme la romancière préférée des « milliers d’imbéciles » de la « bourgeoisie internationale déculturée » et attaquant son éditeur qui « n’en est pas à une putasserie près ». Cité d’après : « Richard Millet “bientôt licencié” de chez Gallimard pour un article hostile à Maylis de Kerangal », Bibliobs, 3 mars 2016.
-
« La condamnation morale, l’union sacrée contre le terrorisme sont à la mesure de la jubilation prodigieuse de voir détruire cette superpuissance mondiale, mieux, de la voir en quelque sorte se détruire elle-même, se suicider en beauté. Car c’est elle qui, de par son insupportable puissance, a fomenté toute cette violence infuse de par le monde, et donc cette imagination terroriste (sans le savoir) qui nous habite. » Jean Baudrillard, « L’esprit du terrorisme », Le Monde, 3 novembre 2001.
-
Voir notamment l’article de Tiphaine Samoyault, « Pamphlets de Céline : la littérature “menacée de mort” », Le Monde, 11 janvier 2018 ; et ma propre intervention : « Sous le vernis historique, une opération mercantile ? », Libération, 2 février 2018.
-
Je l’ai abordé dans mon essai Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?, Seuil, 2020.