Qui peut écrire aussi bien sur les forêts que sur l’avortement, sur la dette que sur le deuil, sur des Inuites anonymes que sur Kafka ? Margaret Atwood. Questions brûlantes rassemble plus de quinze années de chroniques (courts essais, textes de circonstance, notices nécrologiques) écrites par la célèbre autrice canadienne. Autant de morceaux de choix qui ont de quoi plaire aux esprits curieux, surtout ceux qui ne se prennent pas trop au sérieux. Faire feu de tout bois sans en faire tout un plat, telle est l’approche de Margaret Atwood. Pourquoi ne pas s’intéresser par la même occasion à sa poésie, peu lue mais qui fait écho à toute son œuvre ?
Margaret Atwood, Questions brûlantes. Trad. de l’anglais (Canada) par Michèle Albaret-Maatsch, Odile Demange, Valentine Leÿs, Renaud Morin et Isabelle D. Philippe. Robert Laffont, 480 p., 23,50 €
Margaret Atwood, Poèmes tardifs. Trad. de l’anglais (Canada) par Christine Evain et Bruno Doucey. Robert Laffont, coll. « Pavillons », 162 p., 19,50 €
Comme l’indique l’introduction de Questions brûlantes, c’est le troisième recueil d’essais de Margaret Atwood ; chacun couvrant une période d’une vingtaine d’années, on ne peut pas lui reprocher de manquer d’expérience. Pour autant, elle se défend de vouloir jouer le rôle de la sagace grand-mère : dans le savoureux texte « Polonia », elle raconte avec une bonne dose d’autodérision sa propension à abreuver les jeunes gens de conseils, y compris de parfaits inconnus. Même si ce comportement la désole, elle ne semble pas pouvoir s’en empêcher… Alors, quand on lui demande de but en blanc des conseils, elle botte en touche avec une anecdote dans une fromagerie et une citation de Polonius, le raseur pontifiant de Hamlet dont elle espère ne pas devenir l’équivalent féminin. « Quel conseil donnerais-je aux jeunes ? Aucun, à moins qu’ils ne me l’aient demandé. Enfin, il en serait ainsi dans un monde idéal. Dans le monde où je vis pour de vrai, j’enfreins quotidiennement cette règle vertueuse, car au moindre prétexte, je me surprends à débiter des âneries sur une kyrielle de sujets, à cause de l’hormone de la mère rouge-gorge dont je vous ai déjà parlé. »
Margaret Atwood aborde effectivement une grande variété de sujets : l’avortement, l’environnement, les libertés, l’histoire du Canada et plus largement de l’Amérique du Nord. Comme tous les écrivains, elle est aussi une grande lectrice, si bien qu’elle livre ses analyses sur les œuvres de Shakespeare comme sur celles de son défunt mari, le romancier Graeme Gibson, sans oublier son point de vue sur des essais, tels ceux de la biologiste Rachel Carson ou de l’universitaire Lewis Hyde. Elle s’intéresse entre autres aux littératures canadiennes, de langue anglaise comme française, lisant Alice Munro comme Marie-Claire Blais. Des récits de voyage, des textes scientifiques, des livres pour enfants, des romans couronnés de prix ou au contraire tombés dans l’oubli, rien ne la rebute. En ce sens, elle fait feu de tout bois ; dans son roman Le temps du déluge, Rachel Carson devient sainte Rachel de Tous les Oiseaux pour les Jardiniers de Dieu, « une secte fictive vénérant à la fois la Nature et l’Écriture ». Sans aller jusqu’à la vénération, Margaret Atwood incarne assez bien cette double préoccupation, dans une perspective voisine de celle d’Ursula K. Le Guin, autre grand nom de la fiction spéculative, à qui elle a d’ailleurs consacré un hommage, « Nous avons perdu Ursula Le Guin à l’heure où nous avions le plus besoin d’elle ».
Atwood n’a de cesse de tâcher de comprendre le monde et ses évolutions. Ainsi, perplexe devant l’omniprésence des zombies dans la fiction contemporaine, elle a cherché à creuser la question au lieu de s’en détourner. Dans le texte « Le marché des futurs », elle sonde l’histoire picturale (les danses macabres) et culturelle (le vaudou), mais aussi l’histoire des hécatombes (épidémies, guerres), au moins autant que la littérature, du monstre Grendel de Beowulf jusqu’aux vampires et loups-garous, en passant par le monstre de Frankenstein. Elle livre ses propres hypothèses avant de citer Naomi Alderman qui a également étudié le sujet. Chercher à comprendre autant qu’à faire réfléchir, sans donner de réponse toute faite : c’est exactement ce qu’elle fait dans ses autres livres. Le tout avec une bonne pincée d’humour, au cas où l’on serait tenté de la prendre ou de se prendre trop au sérieux.
On trouve de délicieuses échappées du côté de la couture (voir le texte « Boutons ou rubans ? ») ou de la nourriture, qui permettent à Atwood de jouer avec ce qu’on attend d’une femme, surtout d’une femme d’un certain âge. Un peu comme dans ce poème (« Souvenirs ») où elle apparaît dans les rêves des autres en train de faire la cuisine, ou dans cet autre, « Vêtements de princesse », moins futile qu’il n’y paraît, qui revisite les sept âges de la vie autour de différentes étoffes et de ce qu’elles doivent ou non couvrir du corps féminin. Il est bien sûr question de femmes : les Poèmes tardifs d’Atwood évoquent des figures fortes, antiques comme Cassandre – elle a aussi écrit sur Pénélope, avec L’Odyssée de Pénélope (traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Robert Laffont, Pavillons poches (bilingue), 2022, réédition avec préface de Christophe Ono-dit-Biot) et sur Circé (Circé et autres poèmes de jeunesse, traduit de l’anglais (Canada) par Christine Evain, Robert Laffont, coll. « Pavillons poches » (bilingue), 2022, réédition avec préface de Bruno Doucey) – ou modernes comme Frida Kahlo, ainsi que de défuntes sœurs et ces guerrières scythes anonymes dont les sépultures ont récemment été mises au jour. Mais l’autrice canadienne invente aussi de nouveaux personnages : la Femme de fer-blanc, jumelle de l’Homme de fer-blanc du Magicien d’Oz (mais qui renonce à avoir un cœur), la sirène-mère (qui tue les hommes mais élève une progéniture), le loup-garou au féminin dans « Mise au point sur les loups-garous »… Assumant d’être « une mauvaise féministe », elle crée des personnages féminins cruels, rappelle que la violence n’est pas l’apanage des hommes. Dans ces poèmes, il y a aussi des zombies, des aliens et des drones qui parlent de destruction avec poésie, à la Yoon Ha Lee.
Le sort des vivants continue à occuper une place centrale dans la poésie de Margaret Atwood. L’Anthropocène devient le « plasticène » (homophone en anglais de plasticine, la pâte à modeler) tant le plastique est devenu omniprésent. Il contribue à la destruction de la vie sur terre, thème évoqué il y a plus d’un demi-siècle dans des poèmes de jeunesse comme « Élégie pour les tortues géantes ». Toutes les formes de vie, celle des êtres humains d’hier et d’aujourd’hui comme celle des autres espèces, l’intéressent et stimulent son imagination. Dans un poème du recueil, « Les animaux de ce pays » (paru en anglais en 1968 et inclus dans le volume Circé et autres poèmes de jeunesse), elle imagine ce qui se passerait si son corps avait un fonctionnement biologique plus proche de celui des plantes, de type photosynthèse, précisément une caractéristique des humains génétiquement modifiés que sont les Crakers de la trilogie MaddAddam écrite bien plus tard. L’œuvre de Margaret Atwood, poésie ou prose, fiction ou essai, a beaucoup de cohérence.
Que penser de la présence forte des oiseaux dans les Poèmes tardifs, relevée par Atwood elle-même dans la préface ? Ses premiers recueils visitaient plutôt les souterrains et les strates. « Il y a davantage d’oiseaux dans ces poèmes qu’il n’y en avait auparavant. Je souhaite qu’il y ait encore plus d’oiseaux dans le prochain recueil de poèmes, s’il en est un ; et je souhaite aussi qu’il y ait plus d’oiseaux dans le monde. Nous l’espérons tous. » Les oiseaux sont matériellement liés à l’histoire de l’écriture, comme le rappelle le poème « Plume », mais représentent aussi quelque chose de plus immatériel. Un monde dont les oiseaux ont disparu, ce n’est pas rare dans les dystopies ; on peut penser au roman de Philip K. Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (paru en 1966, il a inspiré le film Blade Runner) ou à Monde sans oiseaux de Karin Serres (2013). Graeme Gibson, le compagnon de Margaret Atwood, a publié un « livre de chevet sur les oiseaux » (The Bedside Book of Birds, 2005), projet de longue date, précisément sur « la manière dont les oiseaux ont touché les gens à travers les siècles et les cultures ». Atwood elle-même, sans être aussi passionnée que lui par l’observation ornithologique, s’intéresse aux oiseaux et à leurs représentations. En 1998 a paru un ouvrage sur les contes de fées auquel elle a contribué (Mirror, Mirror on the Wall: Women Writers Explore Their Favorite Fairy Tales, dirigé par Kate Bernheimer, Anchor, 1998) : elle y évoque deux contes de Grimm dans lesquels des personnages sont transformés en oiseaux sur le chemin d’une forme de résurrection, l’oiseau représentant, comme dans de nombreuses cultures, l’âme. L’image est reprise dans « Chansons pour des sœurs assassinées » : « Si les oiseaux sont des âmes humaines / Quel oiseau es-tu ? […] Je sais que tu n’es pas un oiseau, / Même si je sais que tu t’es envolée / Si loin, si loin… / J’ai besoin de te savoir quelque part… » De là à penser que le monde perd, sinon son âme, du moins quelque chose d’essentiel s’il perd ses oiseaux, il n’y a qu’un battement d’aile ou de cœur.
L’autrice est passée de « Où vont les mots quand nous les avons dits ? » (dans le poème « La petite cabane », paru en anglais en 1970) à « Oh enfants, allez-vous grandir dans un monde sans oiseaux ? » (Oh enfants, paru en anglais en 2020) Tout se passe comme si certains mots venaient grossir les rangs de l’extinction de masse qui touche les espèces animales et végétales quand ils tombent en désuétude, comme dans le poème « Dearly » (« Bien cher »). La tâche adamique de nommer les êtres n’intéresse plus : « des oiseaux dont les noms ont disparu. / Les oiseaux n’en ont pas besoin, de ces noms perdus. / Nous en avions besoin, mais c’était alors. / Désormais, qui s’en soucie ? » (« M. Cœur de Lion »). La question n’est pas de savoir s’il est plus grave que les noms ou les oiseaux disparaissent mais plutôt de se rendre compte que ces disparitions sont liées, d’une certaine façon. « N’as-tu donc pas assez de mots dans les veines pour aller encore », écrivait-elle dans le poème « La voix d’ombre » (1968) qui énonçait déjà une conception presque organique de la langue. En anglais, l’expression courante « dead as a dodo » inscrit dans la langue le fait que des espèces (en l’occurrence celle d’un oiseau, justement) ont pu être menées à l’extinction par l’action humaine. Est-ce que des systèmes politiques pourraient subir le même sort ? Dira-t-on un jour « dead as democracy » ? Le mot « vérité » a tellement été retourné dans tous les sens (contre-vérité, post-vérité) qu’il a failli être vidé de sa substance ; le discours de Margaret Atwood à la société historique du Trinity College de Dublin, « Dire la vérité » (2019), se termine par la phrase : « Nos mots sont entre vos mains. »
Grande lectrice de George Orwell, Atwood n’oublie pas que la langue est un outil de pouvoir et par là même un enjeu fort. Il n’est pas anodin que ces questions traversent toute son œuvre. Les usages linguistiques de Gilead (dans le monde de La servante écarlate) privent les femmes de leur nom (June devient Defred), reflet de la privation de libertés dont elles font l’objet. Les néologismes émaillent ses romans (comme la trilogie MaddAddam ou C’est le cœur qui lâche en dernier) et elle consacre un recueil de poèmes à la magicienne Circé, « une femme qui tente d’échapper à la prédation avec la seule arme dont elle dispose, le langage », pour citer la préface de Bruno Doucey dans l’édition la plus récente de ce recueil en français. Elle consacre un discours et un poème à la traduction, une action linguistique qui met en lumière mais aussi en péril.
Les écrits récents de Margaret Atwood s’inscrivent dans la continuité de son œuvre, marquée par une attention au monde dans ses aspects les plus concrets comme les plus métaphysiques et qui résonne comme un appel à la vigilance et à l’action : guetter les signes de danger comme les lueurs d’espoir est un bon début.