« On ne se souvient pas du moment de sa naissance. Mais on peut l’imaginer. » Voilà ce que réalise Maria Larrea dans son premier roman. Elle ne se contente pas de projeter la sienne : elle imagine celle de ses parents et raconte aussi celle de son premier enfant. Les naissances émaillent le livre comme un fil rouge, sanglant, car chacune d’entre elles plonge dans les entrailles de la parturiente, en donne un instantané non pas médical mais charnel. La première scène du roman, description de l’accouchement de Victoria – sa mère –, est un tableau aux couleurs crues qui giclent dans tous les sens : la jeune Galicienne tient dans ses mains un poulpe qu’elle bat et dont elle veut coûte que coûte extraire la poche qui en contient l’encre lorsqu’elle commence à perdre les eaux.
Maria Larrea, Les gens de Bilbao naissent où ils veulent. Grasset, 224 p., 20 €
Les parents de Maria, la narratrice, ont vu le jour et ont grandi à Bilbao sous le franquisme avant d’émigrer à Paris avec leur fille unique encore bébé. Leur propre enfance s’est déroulée dans une grande misère, isolée dans un couvent de bonnes sœurs recueillant les orphelins, jetée ensuite dans la violence de la pauvreté. La première partie du livre évoque ainsi leurs jeunesses respectives, leur rencontre et leur départ pour Paris où lui sera gardien du théâtre de la Michodière, elle femme de ménage. Leur vie de labeur physique en pays étranger s’éclaire grâce à la présence de leur petite fille, seul membre célébré de la famille déracinée. De chacun de ses anniversaires, elle se souvient : « Aucune famille. Nous étions une grappe humaine d’immigrés espagnols et tous s’étaient connus à Paris. »
L’image du raisin est reprise avec force par Maria Larrea : « Raconter la grappe humaine que nous formons Victoria, Julian et moi, trois orphelins d’une même nation ». Chaque été, la famille repart à Bilbao où le couple possède un appartement. Pointés du doigt ici pour leur ostentation, comme Maria, à l’opposé, l’est dans son école parisienne à cause de son niveau de vie précaire, ils n’appartiennent plus en vérité à aucun lieu, mais leur origine reste d’une importance primordiale pour le récit familial. Le père s’évertue ainsi à enseigner à sa fille l’endroit de sa naissance : « L’été de mes dix ans, il me traîna dans la ville sans relâche. Nous n’avions que quatre semaines de congés payés pour que je mémorise le berceau de la famille. Déambulations concentriques jusqu’à l’épuisement. Je devais connaître le nom des rues de Bilbao par cœur. Main dans la main de mon père, je regardais son tatouage se balancer et s’élever vers le ciel lorsqu’il me désignait un bâtiment très haut : tu es née ici ».
Le livre bascule pourtant lorsque la narratrice, une fois adulte, apprend qu’elle a été adoptée par ses parents : sa naissance est une fiction, un château de cartes qui s’écroule lorsqu’une voyante lui révèle, justement, des cartes, et qu’elle va questionner sa mère. Oscillant ensuite entre l’ésotérisme new age et la rationalité des tests ADN, elle cherche compulsivement à retracer sa véritable naissance, à mettre un nom sur ses origines biologiques, geste qui rattrape le présent de l’écriture avec le présent de l’enquête.
Que toute cette histoire soit réelle ou non, cela importe peu : Les gens de Bilbao naissent où ils veulent a très peu à voir avec le témoignage d’une adoptée. Suite à cette découverte existentielle, ou plutôt qui annule toute l’existence passée, les soubresauts intérieurs sont décrits de la même manière que les accouchements, en images saccadées comme des flashs autour des chairs et des flux : « J’étais en boucle, les mains à vif, les doigts ensanglantés, les yeux ronds à regarder ceux qui m’aimaient en pensant, pardonnez-moi. La question de l’origine envahissait chacun de mes actes et la moindre de mes pensées ».
Comme une preuve de cette technique narrative qui consiste à conter, naissance après naissance, un jaillissement brutal et bariolé, on apprend qu’en parallèle de l’écriture de son roman Maria travaillait aussi « à un scénario de film d’horreur sur la maternité ». Mais il n’y a que par cet aspect que le livre fait écho au projet scénaristique avorté. Il en est même l’exact opposé : la beauté du texte réside dans l’hommage rendu aux parents d’adoption, à leur parcours, à la tendresse qu’ils ont transmise à cette enfant objet d’un trafic illégal dans l’Espagne puritaine, atterrie dans leurs bras comme par magie. Le roman plonge dans la profondeur des sentiments de l’écrivaine, jette sur la page son ressenti à chaque nouvelle découverte, ses doutes, qui passent, et un souhait persistant : « Je veux les protéger, Julian et Victoria, du jugement trop hâtif sur leurs manquements, leurs maladresses et leur pauvreté, mon seul héritage fut leur amour ». Si la découverte du hasard vertigineux de ses origines a dans un premier temps fait vaciller l’écrivaine, généré colère et destruction de soi, elle a finalement enclenché le projet d’écriture comme une seconde naissance, fragile et fabuleuse.