On ne soulignera jamais assez le rôle déterminant que joua Maurice Nadeau dans la découverte d’écrivains français, de Perec à Houellebecq, mais surtout de tous ces auteurs étrangers qu’il contribua largement à faire connaître en France : Henry Miller, Malcolm Lowry, Witold Gombrowicz… C’est donc une excellente initiative que les éditions Maurice Nadeau ont prise récemment en décidant de republier dans une collection de poche certains livres de leur fonds prestigieux qu’il serait bien dommage de maintenir confinés dans l’oubli, tel Au pipirite chantant, de Jean Métellus.
Jean Métellus, Au pipirite chantant. Maurice Nadeau, coll. « Poche », 190 p., 9,90 €
Il serait tentant de rattacher cet écrivain d’origine haïtienne au mouvement de la « négritude » créé à Paris par Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas et Aimé Césaire. Pourtant, s’il a pu utiliser le terme, Jean Métellus (1937-2014) s’en est tenu à une relative distance, de même qu’il s’est tenu à l’écart de la « créolité » de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Malgré une proximité évidente dans la défense de « l’homme noir », le côté idéologique ou du moins trop formalisé devait certainement le gêner. Et puis il a toujours pensé, sans en nier la fragilité – notamment les occupations américaines successives –, que la situation de Haïti était différente de celle des pays africains et antillais, du fait de l’indépendance acquise de haute lutte en 1804, après une longue révolte d’esclaves menée par Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines.
S’il a dû fuir Haïti pour la France sous la dictature de Duvalier, l’île ne l’a pas pour autant quitté, constamment présente dans sa mémoire et dans les livres qu’il a écrits, alors qu’il devenait un neurologue renommé, spécialisé dans les troubles du langage. Au pipirite chantant est un ensemble de poèmes tout vibrant de sa terre natale dont il exalte la beauté sans rien cacher de la misère de ses habitants. Nous sommes en présence d’une œuvre lyrique qui, s’appuyant souvent sur l’anaphore, joue très librement sur plusieurs registres où l’auteur peut exprimer, dans le vif de la langue, toute la gamme de ses émotions, « tous les moments du verbe ». Le ton peut être élégiaque : « Tristesse, grisaille de mon enfance / Acier de mon destin / Toi ma face rapiécée / Ma passion décharnée / Ma peau glacée, brisée / Aiguillon et tourment de ma vie / Mon cachot ma geôle / Où trouver le calme vent frais de mes pensées ? » Ce peut être aussi un hymne à la nature, à ces enfants et paysans condamnés à la misère, à ce pipirite qui chante très tôt le matin, au soleil ou encore à la célébration des dieux du Vaudou, les plus anciens, ceux venus d’Afrique, les seuls capables de venir en aide aux Haïtiens, tel Agoué qui règne sur la mer ou encore Ogoun :
« Je suis, dit Ogoun,
Le mont de la boue, de la perdition, de la curiosité
Je n’étais pas seulement le dieu de la terre d’Haïti
J’étais le dieu des océans
J’étais la magie,
Ma bouche était votre fontaine, votre univers
La guerre n’était pas un tournoi
Elle tournoyait autour de chaque case
Quand vous veniez me voir
Vous étiez ivres comme des moutons frappés de tournis
Ce que maintenant vous racontez comme une légende
C’était la griffe de votre Dieu… »
Quand Métellus évoque dans certains passages l’histoire d’Haïti, le poème prend des allures d’épopée, relatant les vicissitudes de tout un peuple, ou de complainte, accusant le colonialisme qui a fait le malheur de cette « terre des hautes montagnes » : « Grand Nègre à dents de lumière / Montre ta langue de cachiman / Découvre tes gencives de caïmitier en fleurs / Ouvre bien grande ta gueule / Et laisse voir au monde les cicatrices laissées par l’hameçon du catholicisme, de la civilisation et de la culture grecque… »
C’est toute la terre d’Haïti, avec son destin tragique, son espoir, son désespoir, sa révolte, qui s’incarne dans l’écriture de cet exilé, trouvant dans la langue française, dont il utilise toutes les ressources, une seconde vie. Comme cette langue est une langue de Blancs – la langue des anciens colons –, Jean Métellus la retourne et en fait, avec talent, un instrument de la défense des Noirs. Chez lui, les mots ont une puissance incantatoire et constituent une sorte d’exorcisme. Entrons dans la magie et laissons-nous emporter par « ce chant somptueux et triste / ce chant fier et scandaleux / le chant de ma tristesse et de mes malheurs ».