Les deux spectacles de Martial Di Fonzo Bo, Music-hall et Les règles du savoir-vivre dans la société moderne, joués en alternance au théâtre du Petit Saint-Martin, avant une longue tournée, font pleinement retrouver Catherine Hiegel et Jean-Luc Lagarce.
Jean-Luc Lagarce, Music-hall (jusqu’au 8 janvier) ; Les règles du savoir-vivre dans la société moderne (jusqu’au 18 janvier). Mise en scène de Martial Di Fonzo Bo. Théâtre du Petit Saint-Martin. Tournée à partir du 20 janvier
Ni Catherine Hiegel ni Jean-Luc Lagarce n’étaient oubliés, mais ils reviennent en pleine lumière. Catherine Hiegel n’a manifestement pas souhaité revenir jouer à la Comédie-Française comme sociétaire honoraire, après sa mise à la retraite par le comité en 2009, alors qu’elle était doyenne de la troupe. Jean-Luc Lagarce avait bénéficié d’une reconnaissance exceptionnelle, après sa mort du sida en 1995 : inscription de ses pièces à divers programmes, du bac à l’agrégation, entrée au répertoire du Français de Juste la fin du monde, en 2008, suivie de son adaptation au cinéma par Xavier Dolan en 2016, traduction dans plus de vingt-cinq langues. Mais la plus récente grande mise en scène remontait à 2017, avec la création intégrale par Clément Hervieu-Léger de sa dernière pièce, Le pays lointain, au TNS, et sa reprise en 2019 à l’Odéon.
Cette consécration posthume contrastait avec des débuts difficiles, une lente reconnaissance. Music-hall a été manifestement inspirée par la vie de la compagnie La Roulotte : « grandeur et misère des tournées ». La pièce a d’abord été présentée à la radio avec Judith Magre, puis au théâtre en 1989 avec Hélène Surgère. Elle a été mise en scène par François Berreur, ami indéfectible de Jean-Luc Lagarce, fondateur avec lui des Solitaires intempestifs, devenus un des plus importants éditeurs pour le théâtre. « La Fille » est accompagnée sur les routes, d’abord par son mari et son amant, puis par des garçons de passage. Elle semble en bout de parcours, « l’œil fixé sur un trou noir où il n’y a plus personne » (Théâtre complet, t. III, Les Solitaires intempestifs, 1999). Mais elle ne perd pas son humour, son goût des mots, sa manière de braver les circonstances ou d’affabuler, malgré les démentis des boys « à peine descendus du bateau, de l’avion ». Le texte a un tel pouvoir de suggestion qu’il peut être joué par un homme, par exemple Hervé Pierre, parfois même sans les boys, par exemple Jacques Michel.
Catherine Hiegel pourrait le porter seule, assise sur l’indispensable tabouret. Mais Martial Di Fonzo Bo, directeur de la Comédie de Caen, Centre dramatique national de Normandie, a choisi de faire une mise en scène de music-hall plutôt que de « salle des fêtes de la banlieue grise ». Sur un plateau mobile, les deux boys, Pascal Ternisien et Raoul Fernandez, parfois couverts de plumes et de paillettes, jouent aux meneurs de revue, multiplient les pas de danse sur l’air chanté par Joséphine Baker, prévu dans la pièce : « Ne me dis pas que tu m’adores / Mais pense à moi de temps en temps… » Mais rien ne saurait éclipser Catherine Hiegel. Elle aussi apparaît comme une vedette de music-hall dans sa longue robe noirs échancrée, avec son maquillage soutenu, sa coiffure crantée. En virtuose de la langue, elle fait entendre toutes les nuances du texte, les variations sur les répétitions : « de la même manière lente et désinvolte », les ruptures dans le monologue de « la Fille » : « J’en aurais pleuré ». Et dans la maîtrise même de l’épanorthose, figure de style privilégiée par Lagarce, elle laisse percer sa détresse : « tout ça, au fond de mon âme… Bon, pas mon âme… Au fond de moi-même, en mon for intérieur, comme cela qu’on dit ? En ma citadelle intérieure, je n’y songeais plus ».
Les règles du savoir-vivre dans la société moderne est une adaptation du manuel de la baronne Staffe, publié en 1899 et souvent réédité. Jean-Luc Lagarce suit les étapes, de la naissance à la mort, en passant par les noces d’or, et les usages dans ce genre de circonstances. Mais il réécrit et complète les phrases à sa manière. Dans Le roman de Jean-Luc Lagarce (Les Solitaires intempestifs, 2007), Jean-Pierre Thibaudat montre ce travail, en associant le texte initial et les ajouts en italique. Il qualifie le spectacle vu à la création en novembre 1994 de « drôle et effroyable à la fois ». Dans son Journal II. 1990-1995 (Les Solitaires intempestifs, 2008), Jean-Luc Lagarce évoque un « véritable triomphe », qui le surprend lui-même, et l’accueil exceptionnel réservé à l’interprète, Mireille Herbstmeyer, fidèle de la compagnie. Il connait ainsi son dernier grand succès d’auteur et de metteur en scène moins d’un an avant sa mort.
À la création, Mireille Herbstmeyer était vêtue d’une « magnifique robe blanche éblouissante ». Catherine Hiegel porte un vêtement noir, sobre, orné d’un grand col blanc. Souvent elle s’appuie sur une longue table, comme si elle consultait le manuel ouvert devant elle. La performance réside dans les inflexions de la voix et les expressions du visage, bien visible dans la petite salle. Ainsi sont mises en perspective des règles d’un autre siècle, se fait entendre l’ironie, se laissent deviner le sarcasme ou la dénégation. « Il s’agit de connaître et d’apprendre, dans l’instant déjà si mondain de la naissance, à tenir son rang et à respecter les codes qui régissent l’existence. » Avec le premier monologue de sa carrière, Catherine Hiegel connait un succès manifestement comparable à celui de Mireille Herbstmeyer lors de la création.