Entretien avec Santiago Artozqui

Il y a deux ans, la traduction du poème d’Amanda Gorman lu lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden, « The Hill We Climb », avait jeté une lumière imprévue sur l’activité des traductrices et traducteurs. La polémique autour de la question de savoir qui devait ou pouvait traduire ce poème avait eu un retentissement international. Fallait-il être une femme noire pour traduire ce poème ? Le débat avait fait rage, aux Pays-Bas, en Espagne, en France, entre universalistes et essentialistes. Notre position était plus pragmatique. L’éclat d’un tel poème lu dans ces circonstances donnait à une jeune poétesse noire aux États-Unis une extraordinaire visibilité dont pouvaient bénéficier, ailleurs, des traductrices et traducteurs encore moins visibles. Deux ans plus tard, notre collaborateur Santiago Artozqui s’est vu confier le recueil de poèmes d’Amanda Gorman qui contient ce poème mais aussi beaucoup d’autres. Il répond à nos questions sur les particularités de cette commande, de son travail sur une poésie très expérimentale et formellement inventive.


Amanda Gorman, Poèmes. Donnez-nous le nom de ce que nous portons. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Santiago Artozqui. Fayard, 240 p., 18 €


Traduire Amanda Gorman : entretien avec Santiago Artozqui

Santiago Artozqui (novembre 2022) © Jean-Luc Bertini

Pouvez-vous revenir sur l’histoire de cette traduction ?

En 2021, Juliette Lambron, alors éditrice chez Fayard, m’a appelé pour me proposer ce projet en me faisant signer un accord de confidentialité, le livre devant paraître dans le cadre d’une sortie mondiale le 4 décembre 2021. C’était donc alors un projet de traduction extrêmement rapide et ultra confidentiel (aucune communication par internet). J’avais quelques semaines et je devais n’en parler à personne. J’ai commencé dans un mélange d’excitation – le projet était prestigieux – et d’inquiétude : comment procéder ? Devais-je envoyer mes traductions une à une ou bien un premier jet complet, en laissant l’éditrice en attente, contrainte de me faire confiance. J’ai opté pour la deuxième solution car lorsqu’on traduit un recueil, on doit travailler avec les renvois, les échos, les éclairages ultérieurs. J’ai donc envoyé une première version du recueil traduit au bout de trois semaines, premier jet qui prenait déjà en compte de nombreuses caractéristiques formelles du recueil (jeux de mots, allitérations et assonances, pièges contextuels de traduction – tout ce qui fait référence aux mouvements noirs, à la société américaine telle qu’elle la dépeint – parce que sa poésie est très militante). L’enjeu était de respecter la forme poétique tout en étant fidèle aux enjeux politiques, que la traduction ne devait pas sous-estimer sans les exagérer non plus. Comment par exemple traduire « negro » dans tel ou tel contexte, « riot », qui, selon les cas, peut signifier révolte, émeute ou trouble. Ce contexte demandait l’effort d’une explicitation sans donner l’impression de faire un cours : le texte est d’abord et avant tout un livre de poésie.

Nous étions prêts pour la publication mondiale prévue en décembre 2021. Mais l’agent d’Amanda Gorman a mis beaucoup de temps à nous répondre, ce qui a décalé la sortie. Fayard a fini par programmer la publication au printemps 2022. Puis, la guerre en Ukraine ayant saturé l’espace médiatique, l’éditeur a préféré attendre la rentrée littéraire 2022.

Est-ce que vous pensez qu’on vous a choisi parce que vous êtes un traducteur noir ?

Oui, absolument, et sur une demande expresse d’Amanda Gorman qui tient une position qu’on pourrait qualifier d’essentialiste. Elle veut qu’un.e Noir.e porte ce qu’elle énonce et ce qu’elle raconte. Au-delà de l’essentialisme, elle est aussi animée par un esprit de positive action : sensible au déséquilibre de représentativité entre la population noire et la population qui traduit aux États-Unis (déséquilibre qui d’ailleurs est le même dans la plupart des pays), elle cherche à contribuer à inverser cette tendance qui consiste à favoriser celles et ceux dont la position sociale est la plus favorable. Je pense pour ma part que l’essentialisme est complètement idiot (on n’a pas besoin d’avoir une barbe blanche pour traduire Tolstoï) ; mais je rejoins une position qui est la vôtre d’un essentialisme stratégique et ponctuel, qui peut avoir du sens dans un certain moment historique : on ne traduit pas seulement le texte, mais aussi le symbole qui porte ce texte.

Mais qu’est-ce qu’une voix noire ? Je ne sais pas, en outre, si je suis une voix noire. Je me sens moins Noir que Non-Blanc. C’est le problème du métis : partout il est d’ailleurs. Mais je me sens Non-Blanc d’une façon très positive.

Traduire Amanda Gorman : entretien avec Santiago Artozqui

Amanda Gorman à la Bibliothèque du Congrès, à Washington (juillet 2017) © CC0/Library of Congress

Avez-vous eu le sentiment en traduisant de partager une expérience avec l’autrice ?

Je connais très bien la signification de la communauté aux États-Unis, mais je sais aussi que la communauté n’a pas le même sens en France, or je me sens très européen dans ma culture. Si, comme j’ai eu un moment l’occasion de le faire, je m’étais installé pendant longtemps aux États-Unis, je me serais très probablement inscrit dans cette question de la communauté. En France, je me sens dans une minorité, mais pas dans une communauté. Je me sens appartenir à un groupe de Non-Blancs minoritaires, qui sont obligés de justifier leur valeur, leur légitimité, le fait qu’ils aient le droit d’être là où ils sont. En revanche, les problématiques touchant l’immigration sont entrées en résonance avec mon expérience. Un poème construit à partir de phrases de Noirs passés du Sud au Nord des États-Unis rejoint très bien les propos que j’ai entendus au sein du cercle des Espagnols immigrés que fréquentait ma mère.

Mais le fait même que vous m’ayez posé la question de savoir si, dans ce contexte de la polémique, on m’avait choisi parce que j’étais Noir montre bien qu’il y a une différence de perception entre un traducteur blanc et un traducteur noir. Avant le battage créé autour de la traduction d’Amanda Gorman, je traduisais déjà des autrices noires. Je traduisais Maya Angelou et Roxane Gay. Pour Maya Angelou, les ayant droits avaient cherché à savoir qui j’étais. Pour Roxane Gay, personne n’a rien demandé. Pour Amanda Gorman, cela a pris plus de temps. Il a fallu envoyer tout un dossier : la liste de mes traductions et ma biographie. En revanche, la question du genre ne s’est pas posée alors que celle de la couleur s’est posée. Pour ajouter un élément qui nous sorte de ces considérations un peu trop essentialistes, il importe de signaler aussi qu’il fallait un traducteur qui ait la réputation de traduire vite et bien, puisque le travail devait initialement être entièrement fait en deux mois.

Vous êtes aujourd’hui un traducteur reconnu, avec huit publications cette année. Pensez-vous que cette traduction représente un tournant ?

Il est certain que cette traduction va conduire à des propositions. Cela a déjà été le cas puisque j’ai eu la chance de retraduire Martin Luther King grâce à Amanda Gorman, car elle est l’autrice de la préface du livre et qu’elle a précisé qui étaient ses deux traducteurs français, Lous and the Yakuzas, et moi. On s’est donc adressé à moi pour traduire la préface et j’ai proposé de retraduire aussi le texte de Martin Luther King, publié chez Harper & Collins France. La préface d’Amanda Gorman est frappante car elle évoque la situation commune de profération de ce discours et de son poème lors de l’investiture : tous deux l’ont énoncé avec le regard posé sur les monuments des États-Unis. Pour le texte de King, je voulais le retraduire car, dans l’ensemble, les traductions existantes sont assez catastrophiques (en particulier, celle qu’on trouve sur le site de l’ambassade des États-Unis, qui est épouvantable). J’ai fait le choix de traduire « I have a dream » par « j’ai un rêve » et non par « j’ai fait un rêve », non pour renverser la traduction habituelle devenue canonique, mais parce que ce n’est pas du tout la même chose. Martin Luther King nous parle de sa vision, du rêve qu’il forme pour l’avenir, pas du rêve qu’il vient de faire. De plus, il fallait faire reconnaître la valeur poétique du texte, sa dimension incantatoire, anaphorique, largement oblitérée jusqu’ici. En le traduisant, j’avais besoin de lire à voix haute à la fois ce que je traduisais et ma traduction. Je fais souvent cela lorsque je traduis de la poésie.

Traduire Amanda Gorman : entretien avec Santiago Artozqui

Pouvez-vous nous parler des particularités formelles de la poésie d’Amanda Gorman, et des difficultés de traduction qu’elles posent ?

Je suis frappé par la variété de ses expérimentations : elle essaye tout, le parlé-chanté, les jeux sur la disposition, la typographie (un poème sur la barre oblique, des poèmes-sms, des poèmes masques, un poème cachalot, un poème terre, un poème urne), l’étymologie, avec des textes très difficilement traduisibles, qui réclament tout un travail de transposition.

Mais ce n’est pas seulement une poésie engagée dans la forme. Sa poésie témoigne de l’actualité. Elle propose un modèle de société vers lequel elle voudrait qu’on tende. C’est une poésie militante, ancrée dans le présent, dans ce que le sujet vit au moment où il le vit. Elle parle d’histoire, des émeutes raciales des années 1960, de Chicago, de la grippe espagnole, des bateaux d’esclaves, du sens de la communauté comme en témoignent des expressions comme « rhétorique de la réunion », ou « Relation-ship » où le suffixe renvoie au navire (j’ai maintenu le mot dans la langue anglaise). Il y a aussi beaucoup de références, de citations (Marianne Hirsch, Ocean Vuong, Toni Morrison), des exergues (Anne Carson) ; des archives, celles notamment d’un soldat afro-américain engagé en Europe à la fin de la Première Guerre mondiale, à partir desquelles elle compose un poème tout à fait extraordinaire. Mais le « nous » n’est pas simplement communautaire chez Amanda Gorman. Elle explique dans ses notes en fin de volume que ce « nous » est aussi issu de sa formation universitaire, qu’elle l’emploie à dessein. Elle écrit de la poésie, où a priori tout est permis, mais, dans un monde de fake news, elle veut pourtant que la poésie référence ses sources.

Le problème que pose la traduction du « we » est que le « nous » commande en français des constructions longues : « we met » : « nous nous retrouvions » ou « nous nous sommes retrouvés » ! Mais il m’a paru nécessaire de le conserver pour traduire le sentiment communautaire. Ainsi, le titre français est très long : Donnez-nous le nom de ce que nous portons, onze syllabes contre les six du titre original : Call us what we carry. Pour le reste, j’ai essayé de respecter ce qu’on appelle en traduction les critères de foisonnement : les mots courts et les phrases courtes rendus par des mots courts et des phrases courtes. Ma traduction est rimée quand l’original l’était, mais il arrive parfois que la rime affaiblisse la force du poème, ce qui apparaît selon moi dans ma traduction du poème « Le miracle du matin ».

Dans la postface que vous avez écrite pour le recueil de poésie de Maya Angelou, Et pourtant je m’élève (Seghers, 2021), que vous avez aussi traduit, vous dites l’importance de restituer la voix, l’oralité « d’un texte qui revendique une parole de femme noire », un « loud voice ». Est-ce la même chose avec Amanda Gorman ? 

La voix d’Amanda Gorman est aussi percutante, et l’oralité repose aussi sur le parlé-chanté. Je n’ai pas eu de difficulté avec le parlé-chanté car je suis très sensible à la prosodie en français : c’est la raison pour laquelle j’étais fan de Gainsbourg quand j’étais jeune car il était le seul auteur-compositeur français qui savait faire sonner la langue « comme les Anglais », par exemple lorsqu’il chante : « J’ai cru entendre les hélices / D’un quadrimoteur mais hélas / C’est un ventilateur qui passe / Au ciel du poste de police. » Mais l’oralité, c’est aussi le rythme à restituer. Or, cela, je ne peux pas le faire d’emblée : je dois d’abord voir quelque chose avant de pouvoir faire entendre, la vision précède l’écoute mais les deux sens ne vont pas l’un sans l’autre dans mon travail. La reproduction de la musicalité se fait de façon pluri-sensorielle.

Propos recueillis par Tiphaine Samoyault

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