Depuis le début de cette décennie, les statues installées dans l’espace public cristallisent les revendications de militants antiracistes et décolonialistes, principalement dans la continuité du mouvement Black Lives Matter. La statue équestre honorant Léopold II à Bruxelles, qui illustre la couverture du livre de Bertrand Tillier, est emblématique de ce moment puisqu’elle a subi à plusieurs reprises les assauts des activistes. Mais les dégradations qui se sont produites pratiquement sur toute la planète après la mort de George Floyd en 2020, si elles se rejoignent pour la plupart dans leurs motivations, doivent être inscrites dans un mouvement plus large et plus ancien de réactions face à ce type de monument.
Bertrand Tillier, La disgrâce des statues. Essai sur les conflits de mémoire, de la Révolution française à Black Lives Matter. Payot & Rivages, 304 p., 21 €
Bertrand Tillier précise d’abord le vocabulaire désignant un phénomène trop diversifié pour être couvert par un seul terme, qu’il s’agisse de « vandalisme » ou d’« iconoclasme ». Le premier relève du registre moral et de la « fausse impartialité », le second est spécifique à la destruction des images, ce qui en réduit la portée dans le cadre considéré. D’où le choix du néologisme « statuoclastie », faisant pendant à la statuomanie définie par Maurice Agulhon (« La “statuomanie’’ et l’histoire », in Ethnologie française, 1978, t. 8, n° 2-3), qui permet de nommer tous les types d’atteintes aux monuments statuaires en évitant également le fourre-tout du « déboulonnage ». La généalogie de la statuoclastie s’avère, selon Bertrand Tillier, « vertigineuse », « incertaine et souvent perdue ». Pour s’en tenir aux phénomènes contemporains, le point d’origine se situe pendant la Révolution française, qui décapita et abattit une multitude de « signes politiques visuels » perçus comme une offense aux citoyens libres et égaux.
La statuaire publique implique nécessairement une vision partisane de l’histoire, autant par le choix du personnage représenté que par la façon de le représenter et l’emplacement choisi pour y installer l’œuvre. Les « guerres de mémoires » sont inévitables, avant même l’inauguration puisque l’initiative politique ou le lancement d’une souscription peuvent déjà faire l’objet de débats. Ainsi le Balzac de Rodin, installé désormais boulevard Raspail à Paris, a-t-il dû patienter quarante ans entre l’exposition de son modèle en plâtre (1898) et l’inauguration de l’œuvre définitive (1939). Les critiques étaient si virulentes qu’il semblait impossible d’installer dans l’espace public une représentation d’une telle audace esthétique. D’autres cas, comme celui du capitaine Dreyfus et de sa représentation par le caricaturiste Tim dans les années 1980, montrent « qu’une statue publique n’est que rarement, loin s’en faut, le fruit d’un consensus mémoriel immédiat ». Les années qui passent et les multiples relectures de l’œuvre et de la biographie du personnage statufié n’apaisent jamais ces désaccords originels.
Les statues sont perçues comme des doubles et des substituts des personnes physiques qu’elles représentent, et leurs offenseurs sont ceux qui, paradoxalement, les extraient de « l’indifférence sociale » en réactivant par leurs gestes la charge symbolique et politique de ces corps de pierre ou de bronze. D’où cette idée récurrente d’un fétichisme inversé des statuoclastes pour qui la statue publique devient un « objet magique ». D’où également des pratiques qui ne relèvent pas toutes de la dégradation mais aussi d’une forme de superstition affective, telles les caresses ayant poli au fil des années l’entrejambe du gisant de Victor Noir au cimetière du Père-Lachaise, censées procurer fécondité et virilité. Autant de rituels d’appropriation qui vont jusqu’à la réinterprétation du monument : à Paris, le cas le plus célèbre est la Flamme de la Liberté, offerte par les États-Unis à la France à l’occasion du centenaire de la statue de Bartholdi. Installée au-dessus du tunnel de l’Alma, elle changea de signification après la mort accidentelle de la princesse Diana dans ce fameux tunnel, associée qu’elle fut à la chanson qu’Elton John lui dédia, Candle in the Wind. Les rituels des admirateurs de Diana ont transformé le monument en « stèle commémorative » et ont même poussé la municipalité à baptiser la place du prénom de la princesse de Galles. Ainsi certaines statues sont-elles « reconfigurées, plus ou moins loin de leur fonction première, grâce à la performativité des usages redoublée par l’efficacité des images ». S’en prendre à une statue, c’est aussi un geste, un évènement qu’il convient de penser en tant que performance, car les protagonistes ont le sens du spectaculaire et la volonté d’inscrire durablement leurs actes dans les imaginaires.
Évitant tout jugement de valeur, l’historien établit une fine typologie couvrant l’ensemble du phénomène : « Il y a donc bien lieu de distinguer entre un iconoclasme spontané et informel, plus ou moins contrôlable, et un iconoclasme officialisé et formalisé, parce que leurs temporalités, leurs moyens et leurs mobiles ne sont pas tout à fait les mêmes ». Les périodes les plus intenses en la matière sont évidemment les épisodes révolutionnaires, de 1792 à 2011 (printemps arabes) en passant par la chute des régimes communistes en Europe. La crise récente la plus aigüe, celle traitée « à chaud » par Jacqueline Lalouette, relève selon Bertrand Tillier d’une « critique démocratique des statues », qui touche les effigies de Cecil J. Rhodes (personnification du colonialisme et de l’oppression blanche en Afrique du Sud), de généraux sudistes aux États-Unis, de marchands d’esclaves en Europe, de figures a priori sans tache mais désormais attaquées sur l’ambivalence de leurs actions (Victor Schoelcher, Winston Churchill, voire Gandhi).
Les statuoclastes se répondent et s’inspirent d’une rive de l’Atlantique à l’autre, dans leur créativité notamment, et l’historien voit dans les attaques contre les monuments dédiés à Faidherbe et à Bugeaud un « décalque » du mouvement Rhodes Must Fall. Côté européen, le « modèle transatlantique » est « assumé jusque dans la forte polarisation politique des débats », mais aussi dans l’émergence de nouvelles revendications. Celles des Gilets jaunes français ont trouvé dans les statues et monuments des supports ou des vecteurs de leurs messages. Bertrand Tillier inscrit ce mouvement dans le cadre de la « critique démocratique », même s’il ne s’en est pas pris aux statues et monuments en tant que « blessures symboliques ». En décembre 2018, l’Arc de triomphe a été ciblé comme entité globale, pas pour l’iconographie dont il est porteur, mais comme conjonction de facteurs, de signes de domination étatique et économique.
Le travail très descriptif de Bertrand Tillier, qui s’en tient scrupuleusement aux faits, évite le manichéisme opposant les partisans d’un déboulonnage systématique aux conservateurs passéistes et racistes qui accusent les premiers d’un « talibanisme culturel » teinté de repentance, les qualifiant en bloc de fossoyeurs du patrimoine partisans de la « cancel culture ». C’est un livre important sur ce thème, de par la profondeur historique de son propos et la prise de recul dont il témoigne par rapport à l’histoire immédiate. Le pari théorique de l’ouvrage, très structuré, est la problématisation historique et politique, sans inventaire exhaustif (d’où l’absence d’index répertoriant les statues et monuments concernés) en adoptant le plus souvent le point de vue des statues elles-mêmes et de leur « vie sociale », sous les auspices d’Arjun Appadurai (La vie sociale des choses, Les presses du réel, 2020). Ce parti pris décentré permet de décrypter plus finement leur polysémie et ses fluctuations. L’auteur repère un « répertoire de gestes archaïques et magiques », sans cesse actualisé et réapproprié, produisant une contre-épigraphie qui oblige à modifier la lecture des statues et ambitionne de réécrire l’histoire officielle, réputée contrefaite par les puissants. « La statuoclastie modifie le visible en produisant de nouvelles images. [Elle] n’est donc pas une fin, mais le moyen de créer de nouvelles représentations ».
Que se passe-t-il après qu’une statue a été abîmée ou déboulonnée ? Faudrait-il conserver dans l’espace public des statues dégradées, portant encore la trace de ce qui fait désormais partie de leur vie sociale ? Ou substituer de nouvelles figures aux classiques, ainsi du projet rouennais, inabouti, envisageant de substituer une statue de Gisèle Halimi à celle de Napoléon ? Ériger des « contre-monuments » ou faire surgir de nouveaux héros, au risque de conforter la logique de la statufication, alors que c’est peut-être elle qui pose problème, comme le suggère Laure Murat : « N’est-il pas temps de traduire, dans l’espace public, les nouvelles préoccupations historiennes et historiques ? Plutôt que d’en rester au culte du grand homme, à la figuration obligatoire de l’homme blanc triomphant, aborder le XXIe siècle avec davantage d’imagination ? Et, ce faisant, de renouer un tant soit peu avec le sens de la dialectique ? » (Qui annule quoi ?, Seuil/Libelle, 2022) L’exemple de la Statue de la paix ou de La femme de réconfort installée à Séoul en face de l’ambassade du Japon montre qu’un hommage statuaire peut prendre un sens radicalement différent de l’honneur fait aux « grands hommes ». Il s’agit en l’occurrence de rappeler la responsabilité de l’Empire japonais dans l’esclavage sexuel de milliers de Coréennes entre 1937 et 1945, mémoire tragique évoquée par la présence accusatrice d’une jeune fille assise, et par l’absence d’une autre sur une chaise vide à ses côtés.
Dans son « Épilogue », Bertrand Tillier se demande si le musée peut être une solution permettant d’extraire les statues de l’espace public en leur ôtant leur pouvoir d’expressivité tout en préservant leur charge patrimoniale. Mais voir le musée comme un espace pacifié dans lequel les statues seraient à l’abri des dégradations paraît très hasardeux au vu de l’actualité la plus brûlante. Les Tournesols de Van Gogh et d’autres œuvres viennent de subir les assauts de militants écologistes à coup de purée et de soupe en brique : qu’en serait-il des statues de Léopold II ou du maréchal Bugeaud ? La vie sociale des statues n’est pas terminée et leur entrée au musée, si elle permettrait de rééquilibrer les mémoires monumentalisées dans l’espace public, ne leur épargnerait sans doute pas de nouvelles péripéties.