David Van Reybrouck, déjà connu pour Congo. Une histoire, fréquente assidûment les maisons de retraite car il s’est donné pour mission de recueillir, in extremis, le plus de témoignages possible sur la Revolusi, dans les deux camps. Cette histoire orale est donc très vivante, ce qui n’empêche pas l’auteur de faire preuve d’une érudition remarquable et d’un sens pédagogique certain. Cette Revolusi ouvre une période qui va de la Proklamasi (proclamation d’indépendance de l’Indonésie, 1945) à son obtention (1949). L’auteur affirme que beaucoup d’événements en découlèrent, dont la fameuse conférence de Bandung qui fut qualifiée de « 14-Juillet à l’échelle planétaire » ! Cependant, cet ouvrage démontre que, si en matière d’Histoire le pire n’est pas certain, il est souvent le plus plausible, et les témoignages portent des blessures et des souvenirs ineffaçables.
David Van Reybrouck, Revolusi. L’Indonésie et la naissance du monde moderne. Trad. du néerlandais (Belgique) par Isabelle Rosselin et Philippe Noble. Actes Sud, 628 p., 29 €
L’Indonésie est le plus grand archipel du monde avec, peut-être, 13 466 îles… 3 000 groupes ethniques y parlent 700 langues. Java est l’île la plus peuplée avec 141 millions d’habitants. Clous de girofle et noix de muscade sont responsables de l’enclenchement d’un long processus colonial. Le premier Hollandais arrive en 1596 ; les Provinces-Unies fondent la Compagnie des Indes orientales en 1602. Cette entreprise privée, qui dura deux siècles, est investie de missions publiques diplomatiques, juridiques et militaires. On passe progressivement d’une installation de comptoirs à la conquête de territoires, tout en veillant sévèrement au monopole du commerce. Lorsque Coen, le gouverneur général, apprend, en 1621, que la petite île de Banda vend en cachette de la noix de muscade, il anéantit la population (entre 10 000 et 15 000 habitants). Après 1700, alors que la Compagnie des Indes est toute-puissante, survient la catastrophe : la nouvelle cuisine française vante les saveurs naturelles ! Truffes, huitres, foie gras, ris de veau et champagne évincent les épices… La Compagnie survivra avec le café, le thé, le cacao, le tabac et le sucre, mais ces cultures exigent de la terre. En conséquence, les annexions se multiplient. Plus tard, en 1830, le roi de Hollande, ayant perdu la Belgique, instaure le « système des cultures » qui oblige les paysans à cultiver des produits destinés à être vendus sur le marché boursier d’Amsterdam. En 1850, cette pratique fournit le tiers des recettes de l’État néerlandais.
En 1930, les Européens étaient 240 000 ; les autochtones, 60 millions… La société était « ségréguée » et les Occidentaux vivaient en vase clos. Pourtant, dès 1927, Sukarno, qui sera à la tête du mouvement indépendantiste, fonde le Parti national indonésien. Il souhaite rassembler musulmans, nationalistes et communistes. Véritable tribun, il enflamme le public, et ne tarde pas à être emprisonné. Aux Pays-Bas, émerge une droite conservatrice pour laquelle rien ne doit changer.
Le 10 mai 1940, l’Allemagne nazie envahit la Hollande. Sur 800 Indonésiens sur place, entre 70 et 100 entrent dans la résistance. Le Japon exige de l’archipel pétrole et minerais. Le gouvernement colonial résiste. Après Pearl Harbor, le gouvernement néerlandais, en exil à Londres, déclare la guerre au Japon, qui, chose unique dans l’histoire diplomatique, refuse cette déclaration. Le régime de Hirohito voulait simplement un arrangement commercial comme pour l’Indochine. Le 11 janvier 1942, les Japonais débarquent. Des témoignages rapportent qu’ils sont, dans un premier temps, bien accueillis parce que vus comme un peuple asiatique qui, ayant réussi sa modernisation, parvient à chasser les Européens. Habile, l’appareil de propagande nippon supprime la langue et les références néerlandaises, tout en développant un système d’éducation efficace, y compris pour les filles. En revanche, les métis indo-néerlandais connaissent des difficultés : jugés trop asiatiques jadis par les Hollandais, ils sont considérés comme trop européens par les Japonais ! Certaines jeunes femmes deviennent des « femmes de réconfort » pour les soldats. Quant aux prisonniers de guerre européens, ils connaissent le sort abominable des constructeurs du pont de la rivière Kwaï.
Les nouvelles autorités prennent soin de libérer les leaders politiques emprisonnés ou en relégation. Sukarno est autorisé à faire un discours à la radio et reçoit même un salaire mensuel. Il forme une sorte de triumvirat avec deux autres militants de la première heure, Hatta et Sjahrir. Un fait va avoir son importance pour la suite : 60 000 jeunes vont s’engager en tant que soldats auxiliaires, sous le commandement d’officiers indonésiens. Ils vont recevoir une formation militaire solide, assortie d’un éveil au nationalisme. Le « fascisme anticolonial » japonais pouvait donc séduire. Toutefois, la situation se détériorant, une famine apparait, de même que le travail obligatoire. Le bilan serait de 4 millions de morts, presque tous civils, soit 6 % de la population.
Le Japon capitule. Les leaders indépendantistes craignent de voir revenir les Hollandais dans le sillage des Américains. Sukarno aurait voulu qu’in extremis le Japon reconnût l’indépendance. Or l’état-major nippon se devait de respecter le statu quo. Toutefois, le général Nishimura laissa entendre que, si l’indépendance était déclarée, il fermerait les yeux… Ainsi, devant à peine vingt personnes, le 17 août 1945 la Proklamasi est prononcée et le drapeau rouge et blanc, cousu par la femme de Sukarno, est hissé. Ainsi commence la Revolusi. Une guerre de 52 mois va éclater, faisant, selon les estimations, autour de 200 000 morts. Aux Pays-Bas, certains désignent encore cette période comme une « opération de police » (déjà !).
L’auteur distingue quatre phases dans le processus : britannique, néerlandaise, américaine puis onusienne. La fin de la Seconde Guerre mondiale, selon un témoignage, est ressentie comme « une libération sans libérateur ». Les Américains, en effet, délaissent Java pour aller droit vers les Philippines. Puis les Britanniques arrivent avec les Hollandais, tous convaincus que l’indépendance a été déclarée par la seule volonté des Japonais. Une manifestation de 200 000 personnes les détrompe. Mountbatten, qui comprend vite la situation, déçoit les Hollandais en affirmant qu’il n’est pas en mesure de libérer toute l’Indonésie, et incite à négocier avec Sukarno. La tension monte. Les Anglais se trouvent impliqués dans une guérilla alors qu’ils pensaient n’être en Indonésie que pour rapatrier les Japonais et effectuer des missions humanitaires. Ils n’hésitent pas à brûler des villages. De leur côté, les pemuda, jeunes nationalistes radicaux quelquefois formés par les Japonais, commettent des atrocités, en particulier sur les métis. Sukarno lance des appels au calme, tout en instituant une armée régulière. Des témoignages montrent que les divisions entre communistes, musulmans et nationalistes sont encore secondaires face à la volonté générale d’indépendance.
Sukarno quitte Djakarta pour la ville centrale de Yogyakarta afin de ne pas se retrouver en tête à tête avec les Hollandais. Un parlement non élu est fondé et des partis commencent à apparaître. Une trêve cependant s’impose et un accord est trouvé en novembre 1946. Les Pays-Bas reconnaîtront la République à Java et à Sumatra, qui ferait partie des « États-Unis d’Indonésie », construction fédérale comprenant Bornéo et le Grand-Est. Le tout serait inclus dans les Indes néerlandaises sous la tutelle de la couronne. « L’Histoire aurait pu s’arrêter là », nous dit Van Reybrouck. Côté indonésien, les leaders parviennent à faire accepter ce traité de Linggajati aux plus récalcitrants. Néanmoins, le gouvernement néerlandais cherche à imposer des modifications. La trêve est rompue. Les violences militaires néerlandaises prennent alors un véritable caractère systémique, c’est-à-dire qu’elles font partie de la stratégie.
L’armée hollandaise reconstituée reprend beaucoup de territoires à Sumatra et à Java. Elle se sent soutenue par les États-Unis, inquiets de voir le communisme gagner du terrain en Europe. Il faut donc aider les Pays-Bas. Un nouvel accord est signé sur l’USS Renville, un navire américain. Les Républicains acceptent l’extension territoriale résultant de « l’opération de police » et s’engagent à retirer leurs troupes en deçà des nouvelles lignes de démarcation. Les Pays-Bas conservent la souveraineté sur l’ensemble de l’Indonésie, mais des référendums sont prévus. La République reste une composante de la fédération. Toutefois, devant ces nouvelles concessions, le front uni se brise. Des musulmans deviennent séparatistes islamiques, les radicaux crient à la trahison, les communistes sont accusés d’organiser un Kudeta dans la ville de Madiun, que Sukarno réprime durement : plusieurs milliers de morts, 35 000 arrestations. Cette méthode forte séduit Washington, qui change d’attitude et fait pression sur les Pays-Bas pour qu’ils cessent les offensives, les menaçant même de suspendre le plan Marshall. Rien n’y fait. Le nouveau gouvernement catholique de La Haye n’a pas l’intention de respecter le traité et planifie une seconde « opération de police » en décembre 1948. Pleine réussite : le territoire de Java est reconquis. Seul problème, à Yogyakarta, Sukarno et les hauts responsables refusent de fuir et deviennent d’encombrants prisonniers…
Le Conseil de sécurité de l’ONU, à l’unanimité moins la France, demande le retrait des forces armées néerlandaises du territoire de la République, la libération des dirigeants politiques et la création d’une assemblée constituante afin de procéder à un transfert de souveraineté. Le gouvernement hollandais comptait refuser cette tutelle internationale lorsqu’un événement inattendu se produisit : les dirigeants des entités fédérées du vaste archipel, qui avaient toujours été fidèles aux Pays-Bas, choisirent le camp de la République ! La Hollande doit renoncer politiquement à l’Indonésie mais formule des exigences économiques : maintien des concessions aux entreprises et prise en charge de l’ensemble de la dette, y compris des frais de guerre. L’Indonésie accepte, à l’exception de la facture des « opérations de police ». Nonobstant, l’archipel contribua ainsi, davantage que l’aide américaine, à la reconstruction des Pays-Bas. Le 27 décembre 1949, Sukarno hisse de nouveau le drapeau indonésien et clôture la Revolusi.
Van Reybrouck passe en revue les changements internationaux, qui, selon lui, ont été provoqués par l’indépendance indonésienne. Il affirme, entre autres, que « sans Bandung, pas de Suez, sans Suez, pas d’Europe ». L’Europe et les États-Unis, en effet, seront inquiets de voir la tenue de la conférence afro-asiatique de Bandung (1955). Mécontents de Nasser, les Américains couperont les financements du barrage d’Assouan que l’Égypte nationalisera alors. France, Grande-Bretagne et Israël interviendront vainement pour le reprendre. Et devant l’échec, Adenauer affirmera : « Et maintenant, il faut faire l’Europe. L’Europe sera notre revanche ». Revolusi est passionnant et limpide, éclairé par de nombreuses voix qui se sont déjà presque toutes éteintes.