Grand raout à Paris

Le vif de l’art (13)

Notre chronique s’est rendue à la première édition de Paris + Art Basel, foire de l’art contemporain, qui s’est tenue au mois d’octobre au Grand Palais éphémère, a rassemblé 256 galeries, accueilli près de 40 000 visiteurs, et suscité un beau moment d’auto-congratulation. Elle donne pourtant l’occasion de s’interroger une nouvelle fois sur la façon dont la réception d’une œuvre d’art est déterminée par ses conditions d’exposition.

2, place Joffre, 7e arrondissement de Paris – L’horaire matinal (il était 11 heures passées) expliquait que les visiteurs parcourant déjà les allées du Grand Palais éphémère à l’occasion de la nouvelle foire d’art contemporain se ressemblassent autant. La diversité des langues n’y changeait rien. On avait beau parler anglais avec toutes sortes d’accents et allemand avec un seul, entendre beaucoup d’italien, un peu de néerlandais, trois mots de russe et ce français que l’on dit international bien que la sûreté de son ton, ses fins de phrases chuchotées et sa façon d’imiter en le réprimant l’enthousiasme de l’anglais le rendent si identifiable, il était clair qu’un seul et même langage, pour ne pas dire une seule classe de langue, régnait ce matin-là. C’est seulement vers midi que l’atmosphère a commencé à se babéliser en s’ouvrant à d’autres curieux que les seuls collectionneurs auxquels l’accès avait été réservé jusque-là (ainsi qu’aux journalistes). Restriction dont on sait combien elle est l’une des conditions essentielles de la distinction, le gain d’espace qui en résulte permettant de repérer un chef-d’œuvre de loin et d’apercevoir un semblable à distance.

Le vif de l'art : chronique de l'art contemporain En attendant Nadeau

© Jean-Luc Bertini

Or, de même que la privatisation, pour être collective, n’en demeure pas moins privée, de même le fait qu’elle soit le privilège d’un petit groupe ne rend pas celui-ci moins représentatif d’un certain état de l’art et de son monde. Un monde de l’art qui a l’air bien heureux de reprendre les affaires et très content que la FIAC l’ait cédé à Art Basel afin que Paris reprenne sa place à Londres, sans qu’on comprenne exactement pourquoi ni ce que cela change, sinon de pouvoir dire « ça change », alors que les têtes sont les mêmes qu’avant, les mêmes qu’ailleurs, et que, dans l’ensemble, les œuvres exposées cette année présentent elles aussi un caractère de déjà-vu.

Le retour de Paris sur le marché du marché de l’art se manifeste en effet de manière programmatique, pour ne pas dire touristique. Paris est la capitale de l’élégance, semblent s’être dit de concert sans se concerter les organisateurs et les exposants de la foire, aussi convient-il de proposer une édition classieuse, un poil muséale mais tendance Pompidou, Tokyo mais pas trop, FRAC non, FIAC non plus, ce qui veut dire concrètement : pas de n’importe-quoi exorbitant sur les stands, uniquement des valeurs sûres inabordables, que chacun sache que Paris sera toujours Paris. Nulle banane, donc. Louis Vuitton a certes trouvé le moyen de percher une figurine de Takashi Murakami sur l’une de ses vieilles caisses à l’entrée mais, si l’on excepte le slogan fiscal qui accompagne l’exposition maroquinière où trône le gnome (« Louis Vuitton se fait la malle »), c’est la seule véritable faute de goût qu’admet le salon – ou qu’il ne pouvait refuser. Au reste, donc, rien que du déjà-vu de premier ordre, en particulier sur les cimaises des galeries qui négligeaient la FIAC et ne savent probablement rien d’Art Paris, comme Acquavella.

La galerie new-yorkaise qui s’est alliée au début des années 1990 avec la maison de vente Sotheby’s, une alliance qui lui permit d’acquérir à l’époque le fonds de la galerie Pierre Matisse, expose notamment une peinture d’Alberto Giacometti (Portrait de G. David Thompson, 1957), une autre de Francis Bacon (Étude pour le portrait de John Edwards, 1986), un Concetto Spaziale (1959) de Lucio Fontana, un Nu au châle vert d’Henri Matisse (1921-1922), plusieurs Picasso, en sorte que certains visiteurs oublieux des précédents salons (« He’s rich, he’s forgetful », dit un adage trop méconnu) n’en revenaient pas. On aurait pu croire que le coup serait fatal si Kamel Mennour n’avait lui aussi dégainé un portrait de Giacometti (une Tête noire de 1957-1962 couvrant l’effigie d’Isaku Yanaihara, son modèle le plus constant), et la galerie Nahmad son propre Picasso, un Déjeuner sur l’herbe d’après Manet de 1961, accompagné de la reproduction photographique du Déjeuner sur l’herbe (1863, musée d’Orsay), au cas où les acquéreurs potentiels ne feraient pas le rapprochement, ou prendraient l’hommage pour un plagiat.

À la décharge du fortuné quidam qui considérerait le Picasso avec autant d’envie que d’hésitation, la foire entretient la confusion. Soit les œuvres sélectionnées par les galeries appartiennent déjà à l’histoire de l’art moderne et contemporain (Zlotowski montre Jean Arp et Dubuffet côte à côte, Jérôme Poggi expose un Edvard Munch en regard d’Anna-Eva Bergman, Applicat-Prazan a extrait de son fonds d’innombrables compositions de Georges Mathieu qui rappellent celles de Hans Hartung, le mari de Bergman…), soit les œuvres contemporaines font très explicitement référence à l’histoire de l’art tout court.

Le vif de l’art (13) : retour sur Paris + Art Basel

Toiles de Roméo Mivekannin (Galerie Cécile Fakhoury) © Grégory Copitet

Le procédé peut être simplement citationnel, comme dans Cézanne Bather Postcard Keithstrasse (2021, galerie Bucchholz) où Wolfgang Tillmans photographie une carte postale en noir et blanc du Baigneur de Paul Cézanne, (vers 1885, Museum of Modern Art), mais ce principe de citation directe introduit dans l’œuvre qui s’en prévaut une valeur ajoutée au même titre que celle qui recourt pour sa part à l’interprétation, la reprise fût-elle cette fois critique. La galerie Cécile Fakhoury a ainsi fait le choix d’exposer plusieurs des toiles libres sur lesquelles Roméo Mivekannin réinterprète quelques-uns des portraits orientalistes les plus célèbres, et ce choix, sans être particulièrement audacieux, se révèle de loin le plus intéressant.

Massimo de Carlo se contente en effet quant à lui d’exposer un énième « d’après » de Yan Pei-Ming. Cette année, c’est au tour de la version rouge-sang du Marat assassiné, d’après David (2017) d’être offerte aux yeux d’un public qui a déjà pu comparer l’artiste il y a trois ans avec Gustave Courbet au Petit Palais, ou considérer avec circonspection chez Thaddeus Ropac, l’année dernière, une série d’autoportraits post-épidémiques. Il ne s’agit évidemment pas de dissuader les visiteurs qui découvriraient à cette occasion la peinture de Yan Pei-Ming ; simplement, certains d’entre eux aimeraient peut-être découvrir une peinture de lui qu’ils ne connaissent pas, et pas seulement parce qu’elle n’est pas entièrement de lui.

Cela dit, il est des ignorances dans lesquelles on se serait bien vu demeurer encore un peu, comme la passion nouvelle d’Ai Weiwei pour les Lego, qui, couplée à celle des chefs-d’œuvre, a engendré une gigantesque version puzzle de la Vénus endormie de Giorgione (vers 1511-1512, Gemäldegalerie de Dresde). Agrandissement qui a pour maigre mérite d’asseoir le caractère incontournable du modèle giorgionesque, dont on comprend grâce à la galerie Neugerriemschneider où il s’étale qu’il informe jusqu’à l’œuvre pourtant réputée indépendante d’Alice Neel, en l’occurrence son Sue Seely, Nude (1943, galerie David Zwirner). Programmation du Centre Pompidou oblige, qui consacre une rétrospective à l’œuvre de Neel, il a paru urgent aux galeries David Zwiner, Xavier Hufkens et Victoria Miro de sortir d’elle quelques tableaux. Cette dernière galerie, en l’exposant aux côtés de Celia Paul, a cependant pris le risque d’un rapprochement qui ne joue pas vraiment en faveur de Neel, tandis que la proximité des nus de Cornel Brudascu que représente la galerie Plan B amenuit sensiblement l’originalité de ceux de Celia Paul…

Sans être nécessairement infructueuses, de telles coïncidences sont probablement inévitables dès lors que chacun fait son marché en fonction de l’actualité. Incidemment, ces concomitances posent la question de la façon qu’ont les conditions d’exposition d’une œuvre d’art d’en déterminer la réception. Question à la fois trop vaste pour un compte rendu de salon et incontournable lorsqu’il s’agit non plus d’art d’après l’art, mais de faire de l’art d’après la réalité actuelle.

Le vif de l’art (13) : retour sur Paris + Art Basel

« L’arbre » d’Ai Weiwei. Photo: Sebastiano Pellion di Persano © Neugerriemschneider, Berlin

Les six vases de porcelaine chinoise qu’a empilés Ai Weiwei en représentant sur chacun d’eux un épisode des migrations contemporaines comme une épopée décorative sont problématiques en eux-mêmes, ils le deviennent plus encore en raison de leur voisinage avec la grande aquarelle de Dagoberto Rodriguez, qui a jugé opportun de traiter le camp de réfugiés de Zaatari, en Jordanie, comme Ai Weiwei Vénus : à la manière d’une ville Lego (2022, galerie Peter Kilchmann). Si l’œuvre de ce dernier avait été intégrée à d’autres traitant du même sujet, comme ce fut le cas en 2017-2018 dans l’exposition « Odyssey » au Sakip Sabanci Museum d’Istanbul, le détournement qu’opère Ai Weiwei avec Porcelain Pillar with Refugee Motif (2017, galerie Max Hetzler) aurait conservé la dimension insidieusement critique qui était alors la sienne ; à Paris, elle s’avère méchamment mercantile.

Le contexte affecte donc non seulement les sujets qu’abordent certaines propositions, mais leur contenu. Regarder des œuvres dans un cadre social exclusif réduit ce regard exclusivement à sa dimension sociale. Au lieu d’instaurer une relation libre avec une certaine catégorie de biens qui, plus ou moins naïvement, par convention sociale, justement, est réputée soustraite à l’intérêt immédiat, on se trouve vis-à-vis d’eux dans une relation immédiatement intéressée. Ce biais qu’introduit en l’espèce la relation d’achat déforme la relation esthétique en transformant jusqu’à la réalité visible d’œuvres qu’on est tout près de prendre pour des faux en ce qu’elles se voient faussées par cela même qui consiste à les valoriser.

Peut-être cette situation explique-t-elle qu’en restant à l’écart du grand raout auquel on l’a contrainte en la conviant, certaine œuvre restée échappe un peu à cette « faussilisation » commerciale qui contrefait la « spectralisation » muséale. Dans un coin de la foire, subsiste en effet une étroite composition de peinture noire sur papier marouflé contre une planchette de bois placée à la verticale. L’« écriture » fine qui lui donne sa forme et son dynamisme paraît calligraphique mais se révèle brouillonne, et illisible. Malgré son effet déceptif, ou grâce à lui, il est assez facile de projeter sur cette œuvre sans titre de León Ferrari (1962, galerie Fortes D’Aloia & Gabriel) une atmosphère zen, ascétique et détachée du monde, propre à en faire un bien joli trophée d’hôtel. Pour y lire entre les lignes la colère artistique et politique de Ferrari, déjà sensible avant que la dictature argentine ne lui enlevât son fils, il faudrait en revanche une exposition entière, du type de celle qu’avait organisée jusqu’à la fin de l’été le musée national d’Art moderne, sans malheureusement susciter beaucoup de presse à cette occasion.

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