Trieste éditée

Trieste. Souvent, ce nom fait se dessiner les silhouettes de Joyce, de Saba ou de Svevo sur le môle austro-hongrois. Les essais de Claudio Magris ont expliqué combien Trieste est multiple, contradictoire. Des vers de Fery Fölkel le disent : « incroyable patrie/ ville désespérée / Que j’appelle et rappelle / mère et compagne et fille de Joie ». Paolo Rumiz évoque aussi ce triple ancrage, latin, germanique et slave, et montre les déchirures que l’Histoire a suscitées. Aujourd’hui nait Triestiana, maison d’édition dont l’objectif est de faire connaître la poésie née dans cette ville, grâce à l’édition bilingue des textes. Deux auteurs ouvrent le catalogue. L’un, Virgilio Giotti, a écrit Petit chansonnier amoureux. Fery Fölkel est, lui, l’auteur de Balivernes ; il embrasse, par ces Trente-trois poèmes du juif, un siècle tumultueux.


Fery Fölkel, Balivernes. Trente-trois poèmes du juif. Trad. de l’italien par Laurent Feneyrou et Pietro Milli. Triestiana/L’Éclat, 200 p., 18 €

Virgilio Giotti, Petit chansonnier amoureux. Trad. du triestin par Laurent Feneyrou et Pietro Milli. Triestiana/L’Éclat, 168 p., 18 €


Certains signes ne trompent pas. Parmi les premiers à reconnaître l’importance de Giotti, il y a Pasolini. Celui-ci parle du dialecte de Trieste comme d’une « langue absolue ». C’est une langue dynamique dans laquelle le mot « putela », souvent employé par Giotti, et ce dès les premiers vers du recueil, désigne à la fois « l’enfant dans les bras de sa mère, l’adolescente en ses jeux ou la jeune femme convoitée », comme l’explique Laurent Feneyrou, l’un des traducteurs, dans une précieuse postface.

Virgilio Giotti, Fery Fölkel : Trieste éditée par Triestiana

À Trieste (2011) © Jean-Luc Bertini

Giotti est né à Trieste en 1885 ; il y est mort en 1957, quelques jours après Umberto Saba. Ils avaient noué de solides liens d’amitié, à preuve cette dédicace : « en signe de profonde amitié et de fidélité à Saba, notre poète italien de Trieste ; ce sont des vers nus, pareils aux bulles de savon des enfants les jours de fêtes, recueillis par un petit peintre du dimanche ». L’admiration joue, c’est certain, mais, comme l’écrit Quarantotti Gambini, les deux hommes se distinguent : « La sagesse de Saba était un don (un don amer), celle de Giotti une conquête ».

L’existence du poète est marquée par des épreuves, à commencer par celle de la pauvreté. Deux de ses fils meurent pendant la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, ce « povero alegro » comme il se définissait, écrit des strophes pleines de gaieté : « Le vers de Giotti exprime à merveille le sens le plus pauvre et humain de l’âtre et de la famille, le sens d’une vie étroite à proximité des vérités quotidiennes les plus élémentaires : la lutte pour le pain, l’épouse, les enfants, le bref horizon domestique ; et en dehors, l’horrible vacarme du monde, la destruction, le rien ». Le propos est de Montale. Qui aime l’œuvre de Chardin, qui se sent proche de Leopardi et de Baudelaire, sera sensible à l’œuvre qu’il découvrira. Un long poème, « I veci che ‘speta la morte », série de tableaux, nous rapproche en effet de certaines petites vieilles peintes dans Les Fleurs du Mal ou rappelle la dignité à laquelle Chardin élève les plus humbles objets.

Virgilio Giotti, Fery Fölkel : Trieste éditée par Triestiana

Fery Fölkel n’a choisi ce prénom d’origine hongroise que sur le tard. Après la parution de Monàde, en 1957. Ce mot de « balivernes » rappelle les « Mean Things » de Joyce. Le vrai prénom du poète est Ferrucio. Fölkel n’est pas davantage son nom. Détail ? Pas sûr : à Trieste, les noms de plume remplacent les noms de naissance : Schönbeck/Giotti en est un exemple, comme Schmitz/Svevo ou Poli/Saba.

Il est né en 1921 et mort en 2002, et sa vie condense toutes les contradictions et tous les déchirements de sa ville natale. Choisissant la judéité de son père, plutôt que son ascendance maternelle, catholique, slovène et allemande, Fölkel résume : « Le pays de mon père plongeait dans les Shtetl. Il était né à Vienne, mais venait de Galicie, de Volhynie, de Bucovine, traversait la Hongrie des Tatras, des Carpates, jusqu’au Balaton, à la Croatie, à la Carniole, au Karst, à Trieste. Et il se jetait dans la mer Adriatique ». Le père est un fidèle de la monarchie des Habsbourg, au point de participer, en 1921, à la contre-révolution menée en Hongrie par Horthy. Plus tard, ce père qui a choisi l’ordre adhèrera au Parti fasciste. Jusqu’aux lois raciales qui l’expulsent de ce parti comme elles l’excluent de la société. L’héritage paternel ramène aussi à la figure de Freud et un Witz, un de ces mots d’esprit dont il était amateur, amusera le lecteur ; il est cité dans la postface, à la fois biographie et essai – d’une grande richesse.

Les engagements du père n’expliquent pas la vie de Fery Fölkel, bien loin de là. La famille échappe aux persécutions en trouvant refuge à Bari, où le jeune homme s’engage dans la résistance. Mais les choix qu’il fait sont révélateurs des tensions toujours fortes dans cette partie du pays ; après la Seconde Guerre mondiale, le poète quittera Trieste pour Milan, ne supportant plus l’ultranationalisme de la cité adriatique. D’ailleurs, un point aveugle demeure à ce moment et peut-être encore aujourd’hui : l’identité slovène. Un poète comme Srecko Kosovel est victime de cette « italianità » triomphante, hégémonique.

Virgilio Giotti, Fery Fölkel : Trieste éditée par Triestiana

Fölkel s’exile, loin de la « Triestinität ». Il est engagé par Mondadori, crée la collection des Oscars et rédige, entre autres, des préfaces ou des articles sur Bazlen, Stuparich, Svevo ou Voghera. Le lien avec la ville natale reste vivace, même si les vers disent un autre sentiment : « Je dois retrouver la bora / ou ici sombrer / dans mon pays natal / dans ma triste Trieste / Dans ma Trieste triste / qu’il est impossible d’aimer / et de haïr également. »

Dès le premier recueil de ces Balivernes, la multiplicité des langues utilisées, à commencer par celle que parle le « petit homme anglais », Giacomo Joyce, traduit la dimension babelienne de ce lieu singulier. Ne réduisons pas le poète à un aspect de sa ville, tant ses influences sont nombreuses, puissantes, et les contradictions violentes. Juif laïque, il est imprégné par la Bible, évoque le roi Salomon, et se sent attiré par Israël. Ce qui ne l’empêche pas, en 1982, de s’insurger contre la politique de Sharon et les massacres commis à Sabra et Chatila. Cette dénonciation d’un crime n’allait pas de soi. Edith Bruck et Primo Levi, qui partageaient son indignation, ne se sont pas fait que des amis dans la communauté juive italienne.

Concluons sur un autre texte déterminant de l’écrivain, La Risiera di San Sabba. Dans Sonnenschein, son magnifique roman méconnu (paru aux éditions Gallimard), Dasa Drndrić racontait l’occupation de la ville, l’histoire tourmentée de ce confluent que fut la région du Karst, les persécutions. La rizière est en périphérie, à l’écart de ce centre qui épate le touriste, avec ses fameuses places, ses cafés, son môle. Cette rizière a été un camp d’internement et de transit vers Auschwitz. Une chambre à gaz y a fonctionné. Les éditeurs de Triestiana feront connaître ce texte, espérons-le.

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