L’AVC comme phénomène social

Deux thématiques majeures traversent l’œuvre de la sociologue Muriel Darmon : d’une part, la façon dont se font les socialisations, et par là les trajectoires des individus et leurs dispositions ; de l’autre, les limites de la juridiction de la sociologie, qui tantôt se confronte à la psychologie, tantôt à la biologie. Réparer les cerveaux. Sociologie des pertes et des récupérations post-AVC réunit ces deux questionnements autour de l’objet de l’accident vasculaire cérébral, et en fait émerger un troisième, celui des inégalités sociales de santé.


Muriel Darmon, Réparer les cerveaux. Sociologie des pertes et des récupérations post-AVC. La Découverte, 328 p., 23 €


À première vue, l’AVC semble provoquer l’effacement le plus absolu de la socialisation et acter le primat le plus irréversible du biologique sur le social, puisqu’il provoque une perte des capacités antérieures, tant physiques que cognitives. Mais dans le même temps, ces pertes ne sont pas entièrement définitives, et peuvent être réversibles grâce à la rééducation, donnant lieu à une forme de socialisation secondaire. Cette réversibilité fait intervenir du social, et donc des inégalités. Il s’agit ainsi pour Muriel Darmon d’« identifier les processus sociaux par lesquels les différences et inégalités dans les issues biologiques et neurologiques de l’AVC s’établissent » et de retourner la perspective : l’AVC sera au contraire l’exemple le plus fort de la rémanence du social, précisément parce que c’est là qu’on l’attendrait le moins.

Réparer les cerveaux, de Muriel Darmon : l'AVC, phénomène social

Un couloir de l’hôpital de Martigues © CC0/Albert Labrède

Muriel Darmon mobilise six apports différents des sciences sociales, en autant de chapitres : l’apport des récits de l’AVC, qui sont socialement situés (chapitre 1), l’apport des données quantitatives sur les inégalités sociales face à l’AVC, qui touchent plus et plus fort les classes populaires et les femmes (chapitre 2), l’apport d’une enquête ethnographique de long cours dans les services de neurologie et de rééducation d’un hôpital universitaire et dans un centre de rééducation (chapitres 3 à 5), enfin l’apport de l’étude précise des trajectoires post-AVC (chapitre 6). À partir des matériaux ethnographiques, il s’agit d’abord de voir ce qui a été perdu (chapitre 3), puis ce qu’on tente de récupérer (chapitre 4), et enfin le rôle de la socialisation dans ces processus (chapitre 5).

Muriel Darmon montre ainsi que ce qui apparaît comme simplement biologique est en fait traversé de part en part par le social, les deux se mêlant. En amont, la possibilité de faire un AVC n’est pas la même en fonction des conditions matérielles d’existence et des pratiques des individus, contrairement d’ailleurs au topos qui se développe autour des récits d’AVC, celui du « coup de tonnerre dans un ciel serein ». Au contraire, l’AVC s’inscrit le plus souvent dans une histoire marquée par l’usure au travail, l’âge, le handicap, et les pratiques qui en augmentent le risque. Au moment même de l’AVC, sa prise en charge immédiate, le fait de reconnaître les symptômes, d’y attacher de l’importance, de recevoir de l’aide de l’entourage, est également socialement marqué. Cela est lié en partie aux spécificités de l’AVC, pour lequel le facteur temps est primordial : plus tôt l’AVC est pris en charge, plus les chances qu’il soit moins grave et que la récupération soit maximale sont grandes. Or, il n’y a pas d’égalité dans ce rapport au temps. Par exemple, les hommes des classes populaires auront tendance à minimiser les symptômes de leurs corps ; les femmes, plus renseignées médicalement, et vivant plus longtemps, auront quant à elles plus de chances de faire un AVC seule, ou auprès d’un mari qui ne saura pas reconnaître les symptômes.

Une fois l’AVC survenu, le premier enjeu est d’identifier les atteintes qu’il a causées. Mais ici aussi, même s’il y a un aspect matériel de la corrélation entre lésions physiques et perte de certaines capacités, l’identification est marquée par le social. Les mesures d’évaluation (l’imagerie, les tests standardisés, comme le NIH Stroke Scale) demandent toujours une interprétation des médecins, d’autant plus qu’elles peuvent être en dissonance avec l’examen clinique. En outre, les résultats des tests standardisés dépendent à la fois des mesures antérieures et de la personne qui les fait passer. Ces instruments de mesure, apparemment neutres, sont donc malgré tout ancrés dans la subjectivité de celui qui les utilise, ce dont sont d’ailleurs conscients les médecins. En outre, les patient·e·s, ainsi que leurs proches, sont centraux dans l’évaluation de ces pertes, avec la difficulté dans le cas de l’AVC qu’un de ses symptômes est précisément l’agnosie, soit l’incapacité d’identifier la perte. Il s’agit donc pour les médecins d’apprendre aux patient·e·s à reconnaître les symptômes et à les identifier comme tels. En outre, cette identification se fait par le langage et la diction, qui sont là aussi soumis à interprétation, et dont les usages sont socialement marqués. Enfin, l’évaluation de l’état présent du patient s’établit en fonction de son état antérieur, qui par définition n’est pas connu des médecins. Si bien que Muriel Darmon définit un « effet observateur » et un « effet patient » comme deux biais centraux de l’évaluation des pertes. Dès lors, « une compétence qui est objectivement perdue, mais qui n’est pas perçue par le médecin, le patient ou ses proches, n’a pas d’effet et, même, n’a pas d’existence ».

Le deuxième enjeu est celui de la récupération des aptitudes par la rééducation : que va-t-on choisir de recouvrer ? Le social intervient au moins à trois niveaux. Tout d’abord, la valeur sociale du patient pèse lourd dans ce processus. Il s’agira d’évaluer si la rééducation peut lui être profitable, et cette évaluation mêle toujours un ensemble de critères qui ne sont pas purement biologiques. Ensuite, le patient ou la patiente joue un rôle central dans cette évaluation, pour déterminer ce pour quoi il ou elle veut se battre, et ensuite pour convaincre l’équipe du bien-fondé de son projet. Frappant est l’exemple construit en miroir entre un ancien directeur d’hôpital qui ne se plaint que de ses pertes cognitives, en particulier intellectuelles, et un ancien chauffeur de poids lourds, qui ne se plaint que de ses pertes physiques, en particulier la fatigue. Ce qu’ils étaient avant l’AVC détermine la perception qu’ils ont de ses conséquences, et par là ce vers quoi ils vont orienter leur rééducation. Enfin, la logique médicale face à la rééducation est une logique conservatrice : il va s’agir de restituer les compétences antérieures, ce qui fait courir le risque de reproduire des normes de classe et de genre. Par exemple, il ne s’agira pas de se battre à tout prix pour qu’une patiente réapprenne à conduire si elle convient elle-même qu’elle n’aimait pas cela avant et que son mari peut le faire à sa place.

Réparer les cerveaux, de Muriel Darmon : l'AVC, phénomène social

Un couloir de l’hôpital de Martigues © CC0/Albert Labrède

Enfin, pendant la rééducation, la forme même que prend cette socialisation secondaire joue sur le processus de récupération. Cela est souligné dès le premier chapitre avec le récit différencié de l’AVC d’un grand patron et d’une chercheuse en neurosciences : s’ils appartiennent tous deux aux classes supérieures, pour l’un la rééducation marque durablement le « nouveau » capital culturel, « comme s’il portait la marque du caractère secondaire et scolaire de sa rééducation » ; pour l’autre, la récupération est totale grâce à une forme de « seconde socialisation primaire » à domicile par sa mère, qui est une ancienne professeure. Cet exemple montre combien la forme que prend cette nouvelle socialisation est centrale. Or, dans le cadre institutionnel, elle prend majoritairement une forme scolaire, qui passe par l’écrit, par des exercices et par des évaluations, y compris lorsqu’on touche aux domaines pratiques. Plus les patient·e·s posséderont les dispositions nécessaires pour s’adapter à cette forme scolaire, meilleure sera leur rééducation, et inversement. D’autant plus que les exercices sont marqués socialement : de façon significative, un patient issu des classes populaires échoue à reconnaître les incohérences dans les phrases qui lui sont lues car celles-ci évoquent toutes un univers social qui lui est étranger, où l’on mange un rôti de veau le dimanche, où l’on part au ski pendant les vacances d’hiver, où les enfants ne travaillent pas, si ce n’est à l’école. Si bien qu’on achève la lecture sur un ultime retournement : contrairement à une première vision du biologique comme « pierre d’achoppement du social », la démonstration que constitue l’ouvrage conduit « à renverser cette perspective pour considérer le social comme le point de butée du biologique, ce qui fait socle, ce qui résiste aux atteintes et aux incidences neurologiques ». Et ce qui résiste n’est autre que l’habitus, le social incorporé, qui se maintient malgré les atteintes.

Les apports de cet ouvrage sont nombreux mais ils témoignent tous d’une analyse d’une extrême finesse. Une finesse tout d’abord dans le rapport entre médecine et sociologie ; l’ouvrage manifeste une grande compréhension des logiques médicales, dans ce qu’elles ont de plus scientifique mais aussi dans ce qu’elles conservent de social, rappelant que la médecine n’est pas une science exacte. Un même cas peut s’expliquer à la fois par des causes médicales et par des causes sociales, et il ne s’agit pas de trancher, mais plutôt de les penser ensemble. Si c’est bien une logique médicale, pour des raisons neurologiques, qui est à l’origine d’une reproduction (donc d’une forme de conservatisme) dans la récupération des capacités antérieures, elle a des effets sociaux, que la sociologie peut mettre en lumière. De la même façon, sans nier les rapports de pouvoir qui existent entre médecins et patient·e·s, il ne s’agit pas de présenter les patient·e·s comme une entité entièrement dominée, mais plutôt de montrer comment tant l’identification des pertes que le choix de ce qu’on récupère est le fruit d’une co-construction qui mêle médecins, patient·e·s et proches, dont le rôle parfois clé est souligné. Si on reprend le même exemple, la reproduction des capacités antérieures est autant le fait des médecins que des proches et des patient·e·s, qui par là se font eux-mêmes et elles-mêmes les vecteurs d’une reproduction des normes sociales que pourtant ils et elles subissent.

Enfin, c’est dans l’articulation entre social et biologique que le regard sociologique se fait le plus précis. Muriel Darmon insiste bien sur ce point : « La position tenue ici consiste donc à se situer à égale distance d’un constructivisme “pur” (qui dirait que le biologique n’existe que construit) et d’une sociologie des représentations (pour laquelle les constructions sociales du biologique ne nous renseigneraient que sur les représentations individuelles des personnes, et n’auraient pas d’effet matériel) ». Il ne s’agit ni de dire que le biologique n’existe pas et que tout est construit, ni de dire qu’on ne peut parler que des représentations du biologique, qui n’aurait pas d’effets matériels, mais plutôt de parler d’un co-engendrement du biologique et du social. Cela est particulièrement visible quand le social devient biologique – parce que les corps sont construits tout au long de leur vie par une société qui leur donne forme, parce qu’on incorpore le social, parce que des corps non socialisés n’existent pas. Si le social devient du biologique, on voit bien qu’il est impossible de penser l’un sans l’autre, mais que cela ouvre la voie vers une pensée de leur intrication et de leur co-construction. Ce qui n’est pas chose aisée, tant le dualisme biologique/social imprègne les façons de pensée disciplinaires, et parfois pour nommer les choses il est difficile de ne pas reproduire insensiblement cette opposition.

Convaincant dans sa volonté de totalisation du sujet, Réparer les cerveaux s’avère parfois un peu difficile à suivre. Peut-être aurait-il fallu assumer une construction plus « chronologique », qui aurait permis de guider davantage les lecteurs dans un questionnement qui ne leur est pas familier. Autre interrogation : la richesse des analyses en termes d’inégalités sociales de santé aurait pu être encore renforcée au moyen d’une entrée par la racisation. Elle est bien sûr présente en filigrane, et parfois explicite, mais elle n’est pas systématiquement traitée comme la classe sociale ou le genre. Bien sûr, cela est lié à des difficultés d’analyse, de la même façon que Muriel Darmon souligne combien appréhender les effets spécifiques du genre n’est pas chose aisée. Mais ce rapport social aurait pu, par exemple, être articulé à celui de la classe sociale, ce qui aurait peut-être permis de le traiter davantage. Au-delà de ces deux réserves, il faut redire à quel point cet ouvrage donne à penser et parvient à poser toutes les grandes questions de la sociologie en les actualisant par une seule entrée, ce qui constitue un véritable tour de force.


Aurore Koechlin, sociologue, vient de publier La norme gynécologique. Ce que la médecine fait au corps des femmes (Amsterdam).

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