Si les voies du Seigneur sont, comme on dit, impénétrables, celles que choisissent les éditeurs le sont parfois aussi pour le simple lecteur, qui n’a pas forcément à l’esprit les bibliographies de ses auteurs fétiches.
Aragon, Persécuté persécuteur. Poèmes. Gallimard, 96 p., 13 €
Les chambres. Poème du temps qui ne passe pas. Gallimard, 80 p., 12 €
Les adieux et autres poèmes. Préface d’Olivier Barbarant. Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 272 p., 9,90 €
Aussi s’étonne-t-il, au moins pour commencer, avant d’avoir pris soin de se documenter, que reparaissent ces temps derniers Persécuté persécuteur, Les chambres et Les adieux. Bien qu’amateur de l’écrivain, il n’avait pas pris garde que ces trois livres étaient absents du catalogue de l’illustre éditeur puisqu’ils n’étaient présents ni en collection blanche ni en « Poésie/Gallimard ».
Le lecteur béotien ne savait pas non plus que ce mois de décembre de 2022 sonnait l’anniversaire de la mort d’Aragon, il y a quarante ans.
Par bonheur, l’éditeur est là pour rappeler ce qu’il faut conserver en mémoire et en bibliothèque, et nous donner envie de relire, découvrir, adorer, détester une fois encore, une fois de plus, un écrivain qui fit les beaux jours des furieux comme des admirateurs, lui qui jamais n’a consenti à laisser s’installer la mièvrerie et la mollesse dans ses rapports avec autrui.
Or donc, par quoi commençons-nous ?
Mais par la fin, bien sûr, puisque, chez Aragon, la fin est la meilleure, comme le relève, à juste titre, Olivier Barbarant dans sa préface.
Mettrons-nous de côté pour autant le premier des trois livres, Persécuté persécuteur, qui vient très tôt dans la liste des œuvres ? Bien sûr que non. Pour quelle raison ? Il nous fait découvrir, s’il en était besoin, un Aragon plus jeune qui semble avoir vingt ans alors qu’il est presque quadragénaire, qui ne craint pas l’outrance ni les batailles rangées.
« L’éclat des fusillades ajoute au paysage
une gaîté jusqu’alors inconnue
Ce sont des ingénieurs des médecins qu’on exécute
Mort à ceux qui mettent en danger les conquêtes d’Octobre
Mort aux saboteurs du Plan Quinquennal ».
On y savoure déjà les expressions canaille : « Si Giorgio/de/Chirico/s’était arrêté tout à l’heure/je lui aurais demandé des tuyaux » ; la crudité des vitupérations : « Il sait qu’il peut enlever ses chaussettes s’il le veut […] /et boire du pipi de prêtre avec des maîtresses de pensions » ; la véhémence et l’inventivité : « Pourquoi la punaise a-t-elle vingt-trois pattes/et d’abord a-t-elle bien vingt-trois pattes Monsieur » ; et les fusées lyriques qui entremêlent, confondent les sentiments naissants pour Elsa l’étrangère et les tourments du révolutionnaire :
« On a fait un progrès considérable en matière de torture
sur le cobaye que je suis
sur le fauve cobaye que je suis les deux mains
prises dans deux portes
l’amour la mort »
À ces vers fait écho, une quarantaine d’années plus tard, Les chambres, écrit un an avant la mort d’Elsa, à l’époque très malade. Aragon la retrouve, à travers les années et les lieux où ils se sont aimés, dans les chambres qu’ils ont habitées en différents endroits du monde.
Intemporelle, l’œuvre d’Aragon l’est d’abord en elle-même, fidèle à son auteur, de ses premiers à ses tout derniers textes, par ses sujets. Le tourment : « Rien ne dépend de moi que périr » ; l’obsession de l’écriture et du mentir vrai : « Je dis j’écris je dis je mens » ; la culpabilité : « Il y a des fous qui gravent sur un banc de la nuit/L’aveu d’un crime » ; le désespoir de la perte : « Une fois encore encore une fois/J’écris toi comme un désespoir d’ailes sur les toits// et le ciel soudain peuplé du grand signe de croix/Des cigognes ».
En donnant à saisir les sentiments comme les êtres à partir des objets et des lieux, l’œuvre d’Aragon est des plus modernes. Même si le procédé n’est pas absolument nouveau, il est en pleine adéquation avec la tendance actuelle à placer le faisceau de l’attention, non plus sur les individus, mais sur ce qui les habille ou sur ce qu’ils habitent. En cela Aragon précédait son époque. « Toutes les stations n’auront été qu’auberges » ; « Je dirais les chambres de mots meublées/Où nous fûmes seuls/À vivre »
Des bonheurs de lecture intacts jusqu’à la fin. Une fin longue à venir. « Je vis depuis longtemps ma dernière minute » (Persécuté persécuteur). Car le temps avec lui « ne passe pas », d’autant plus que sa vie dure le temps que dure presque un siècle.
« Alors, oui, venons-en à la fin. »
En cabotin qu’il est, en vieil acteur dont il se moque, il ne veut pas quitter la scène, il est ce figurant qui le simule, « les cheveux longs et l’air hagard […] vêtu d’un court manteau de ciel doublé de feu qui laisse voir ses grosses jambes mal gainées d’un tricot noir car on a pris ce qu’on a trouvé dans ce café du boulevard de Strasbourg », affublé « d’une passagère claudication laquelle semble plutôt relever d’un tic que d’une infirmité », et crachotant un texte enregistré « car les magnétophones ne sont pas faits pour les chiens » (Les poètes).
Terrible texte où il se moque, se dédoublant, se regardant, vilipendant la poésie, la sienne, celle dont il s’est paré, dont se parent les poètes, avec des mots et des accents dignes de Gombrowicz clamant sa haine des vers.
« Tu ne seras jamais qu’un peintre du dimanche dans le meilleur des cas
Triste comme un peintre du dimanche
Mal réveillé de sa semaine et qui retrouve sèches les couleurs d’il y a huit jours
[…]
Même la malédiction attachée à ce mot ne le sauve pas du ridicule
[…]
Tais-toi ne parle pas de ta poésie »
(« La chambre de Don Quichotte »)
Les poètes date de 1960. Son épilogue évoque Les chambres : « Les courants d’air claquent les portes et pourtant aucune chambre n’est fermée », rappelle ou annonce la grande prose finale de La mise à mort (1965) par la critique du passé politique : « Nous avons vu faire de grandes choses mais il y en eut d’épouvantables/Car il n’est pas toujours facile de savoir où est le mal où est le bien » ; « le chanteur a fait ce qu’il a pu », ou celle de Théâtre/Roman (1974) où les poèmes paraissent prêts à être mis en scène (« Prologue », « La chambre de Don Quichotte »).
Et que dire de la beauté bouleversante, toujours dans Les poètes, des « Amants de la place Dauphine » : « Baise-moi Julienne/Jean-Julien je ne puis », du « Montreur » : « Je pense à toi Desnos Qu’est-ce que cela me dit Cela ne vous dit rien L’autre fois c’était Andromaque il y a comme cela des tours de phrase qui font tour de chant ».
On ne peut lire Les adieux sans relire Les poètes, et la prose étourdissante de La mise à mort. On ne peut oublier qu’Aragon le poète a cherché à comprendre les erreurs du passé, les siennes et celles des autres, non pour se faire absoudre, mais pour mieux démonter les rouages du mensonge, celui qu’on se fait à soi, ou celui de l’Histoire.
Dans Les adieux s’exprime une « intensité qui permet au “malheur dit” d’arracher un nouvel élan à ce qui l’accable » (Olivier Barbarant, préface). L’intelligence, la clairvoyance et la sévérité sont présentes tout au long de ces pages où le vieil homme dégage la vérité des faits par le moyen de la fiction ou de la poésie, ce qu’il appelle le mentir-vrai.
« Pourquoi vouloir que je me leurre
Le meurtre est ce qui me qui leur
Crève les yeux le meurtre vraiment effacé d’une parole mes pareils
Vainement conjuré le meurtre
Vainement vainement nié »
(« L’année »).
Continuons à entendre, dans nos années présentes qu’il ne pouvait pas vivre, les grandes orgues de son œuvre, ce qu’il nommait, avec autant d’orgueil que de pudeur, son royaume de splendeur et de misère, legs d’un croyant sans dieu, d’un combattant qui a perdu ses illusions, en qui on peut encore se reconnaître. « Donnez-moi votre cathédrale pour à voix haute y dire/Ce que je porte en moi comme un enfant qui ne bouge pas encore ».