Comme ses proches l’ont rappelé en annonçant sa mort, le 29 novembre 2022, Serge Livrozet avait été « l’un des meneurs des révoltes qui secouèrent les prisons françaises dans les années 1970 ». Né en 1939 à Toulon, il avait fondé le Comité d’action des prisonniers (CAP) et participé au lancement de Libération, subi trois emprisonnements et signé une quinzaine d’ouvrages.
« La première personne qui parle tout au long du livre est moins une première personne de mémoire que de théorie. Ou, plutôt, une première personne qui en rappelant ses délits affirme le droit pour un “délinquant” de parler de la loi ; une première personne qui refuse d’être dépouillée de ce droit par la permission qui lui est donnée de raconter ses souvenirs. Vous ne saurez de ma vie, dit Serge Livrozet, que le minimum nécessaire pour établir le fait suivant : en franchissant autrefois la loi, et en menant aujourd’hui une vie qui ne s’oppose pas à elle, je n’ai jamais renoncé à l’attaquer à discours armé. Bien plus, c’est un droit que mes délits m’ont donné alors, et auquel je tiens plus qu’aux souvenirs qu’ils m’ont laissés.
En cela, le livre de Serge Livrozet se rattache à toute une ancienne tradition qui fut systématiquement écartée et méconnue. Car il y a, depuis fort longtemps, une pensée de l’infraction intrinsèque à l’infraction elle-même ; une certaine réflexion sur la loi liée au refus actif de la loi ; une certaine analyse du pouvoir et du droit qui se pratiquaient chez ceux-là mêmes qui étaient en lutte quotidienne contre le droit et le pouvoir. Étrangement, cette pensée semble avoir fait plus peur que l’illégalité elle-même, puisqu’elle a été plus sévèrement censurée que les faits qui l’accompagnaient, ou dont elle était l’occasion. On l’a vue apparaître de temps en temps, avec éclat, dans tout un courant anarchiste en particulier, mais le plus souvent à la dérobée. Elle s’est transmise pourtant, et s’est élaborée.
La voici qui éclate aujourd’hui dans ce livre. Et elle éclate parce que, dans les prisons, parmi ceux également qui en sortent ou qui vont y entrer, elle a acquis, par la révolte et les luttes, la force de s’exprimer. Le livre de Serge Livrozet fait partie de ce mouvement qui, depuis des années, travaille les prisons. Je ne veux pas dire qu’il “représente” ce que pensent les détenus dans leur totalité ou même forcément dans leur majorité. Je dis qu’il est un élément de cette lutte ; qu’il est né d’elle, et qu’il y jouera un rôle. Il est expression individuelle et forte d’une certaine expérience et d’une certaine pensée populaire de la loi et de l’illégalité. Une philosophie du peuple. »
C’est par ces mots que Michel Foucault préface De la prison à la révolte, le premier des nombreux ouvrages que Serge Livrozet publie à partir de 1973. L’année suivante, il fait ainsi paraître au Mercure de France Diego ou la vie d’un chien de guerre et, trois ans plus tard, La rage des murs. Puis viennent son essai Hurle !, Aujourd’hui, la prison, avant qu’il ne fonde ses propres éditions, Les Lettres libres, où il publie notamment Le sang à la tête. Le droit d’écrire, un roman réquisitoire contre la peine de mort.
Serge Livrozet n’aimait pas s’en laisser conter. Très jeune, fils d’un père inconnu et d’une prostituée, il décide que c’est lui qui va écrire sa vie. Il commence à travailler à treize ans et demi, apprend la plomberie, s’engage à dix-huit ans dans l’armée de l’air, devient maître-chien, puis publicitaire. Escroqué par son associé, il cambriole sa propre société, puis poursuit ses forfaits dans de riches villas de la Côte d’Azur. Arrêté après s’être enfui une première fois d’un commissariat, il écope de cinq ans de prison. À vingt-deux ans, il passe son bac à la centrale de Loos-lez-Lille, et le voilà nommé instituteur de ses codétenus.
Livrozet est un personnage à la Georges Darien (écrivain anarchiste, 1862-1921). Entre le vol et la prison, il y a la politique et l’écriture. Hugues Lenoir le rappelle dans la notice du Dictionnaire des anarchistes du Maitron qu’il lui consacre : « Libéré en octobre 1965, il rencontra sa femme et exerça le métier de démonstrateur dans les foires, son casier judiciaire lui interdisant tout autre travail de type commercial. […]. Il commence à écrire. En 1967, il adhéra à la CNT et s’affirma libertaire. En mai 1968, il fut l’un des premiers à occuper la Sorbonne et fut blessé par une grenade offensive. La tournure des événements le déçut, mais il continua de s’affirmer libertaire. Il décida dès ce moment de “politiser sa criminalité” en choisissant de manière lucide de s’en prendre au capital et à ses coffres-forts, afin de pouvoir créer une entreprise d’édition indépendante […] En décembre 1968, il passa en cour d’assises pour “crime contre la propriété”, sans jamais avoir blessé ou menacé qui que ce soit. Il fut condamné à quatre ans de prison. Il effectua la moitié de sa peine à la Santé, le reste à la centrale de Melun. Il profita de ce nouveau séjour en prison pour écrire, étudier et passer le diplôme d’études comptables supérieures. »
Serge Livrozet n’est pas comme d’autres un enfant du « moment 68 », il n’est pas pris par l’événement, il le brigande, il le braque. Si, comme on dit alors, la parole est au peuple, il la prend et ne la lâche pas. La préface de Foucault n’est donc pas de circonstance ; le professeur au Collège de France ne prend pas de haut ce drôle d’oiseau ; à partir de février 1971, le philosophe avait engagé, avec le Groupe information sur les prisons (GIP), une vaste enquête sur le monde carcéral en prenant au sérieux la parole des détenus. Voyant dans cette prise d’écriture une première victoire, Foucault n’avait pas voulu s’engager dans l’Association pour la défense des droits des détenus (ADDD) avec son ami Jean-Marie Domenach.
Les pages de Livrozet participaient d’un soulèvement collectif, d’une subjectivation inédite : quelques semaines plus tôt, le 15 janvier 1973, paraissait le numéro 2 du CAP (soit une année jour pour jour après le surgissement de mutins sur le toit de la prison Charles-III de Nancy). Dans ce numéro, pour la première fois de notre histoire, les détenus de France surgissaient comme une nouvelle force qu’incarnait Serge Livrozet. Le GIP avait fait son temps, les intellectuels et militants devaient s’effacer, que cela leur plût ou non : ce qu’ils avaient appelé de leurs vœux avait lieu.
Serge Livrozet, comme Christophe Soulié le rappelle (Liberté sur paroles. Contribution à l’histoire du Comité d’action des prisonniers, Analis, 1995), cofonde fin 1972 ce comité avec ses anciens camarades de la prison de Melun, Michel Boraley et Claude Vaudez. Ils sont rejoints notamment par Maurice Marais, Ange Rault et Gérard Horny. Cette association de la loi de 1901 se fixe « pour tâche immédiate d’obtenir une réforme totale de la condition carcérale ». Le CAP liste onze revendications « hors desquelles aucune réforme véritable ne saurait être prise au sérieux : 1 – Suppression du casier judiciaire. 2 – Suppression de l’interdiction de séjour. 3 – Suppression de la peine de mort. 4 – Suppression de la prison à vie. 5 – Suppression de la tutelle pénale (relégation). 6 – Suppression de la contrainte par corps : aménagement des frais de justice. 7 – Réorganisation du travail en prison : Salaire minimum égal au SMIC – Sécurité sociale pour la famille – Certificat de travail à la sortie – Généralisation de la formation professionnelle durant la détention. 8 – Droit au parloir et à la correspondance libres. 9 – Droit à des soins médicaux et dentaires corrects. 10 – Droit de recours et de défense des détenus devant l’administration pénitentiaire (Prétoire, libération conditionnelle, mesures de grâce, etc.). 11 – Droit d’association à l’intérieur des prisons (moyen essentiel de faire valoir les revendications précédentes). »
En avril 1980, à la veille de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, et de la nomination place Vendôme de l’avocat Robert Badinter, qui avait soutenu son action, le CAP s’autodissout. Soixante-sept numéros du journal ont été publiés. Mais Livrozet n’arrête pas d’écrire et de parler. Annie, sa femme, est claviste à Libération depuis les débuts du journal en avril 1973 : Livrozet ne manque jamais une discussion avec les anciens maos devenus journalistes. C’est une grande gueule et il aime à batailler ; il a un avis sur tout, au risque de se tromper.
L’écriture est sa passion : il écrit sur le sida et l’affaire du sang contaminé ; il fait en 1997 un épisode du « Poulpe » sur Nice où il vit (Nice baie d’aisance, éd. Baleine). Livrozet, également, joue beaucoup de son personnage : il fait son cinéma notamment pour Laurent Cantet dans L’emploi du temps (2001). Il écrit encore, il noircit des milliers de pages que refusent les éditeurs. Ce n’est pas pour rien que le beau portrait que le cinéaste Nicolas Drolc lui a consacré en 2017 s’intitule La mort se mérite. Livrozet avait du style, assurément aussi un style.