Un exil inattendu

Née à Calcutta, Shumona Sinha se définit comme une écrivaine de langue française venue d’Inde. Son premier roman, Fenêtre sur l’abîme (La Différence, 2008), parut quelques années seulement après ses premiers cours de français, pris à vingt-deux ans. Cinq autres livres ont suivi, d’abord aux éditions de L’Olivier, puis chez Gallimard. À rebours de cette consécration fulgurante, L’autre nom du bonheur était français examine l’écart douloureux qui s’est creusé entre son amour du français et sa vie en France, ainsi que l’impasse que son cas symbolise.


Shumona Sinha, L’autre nom du bonheur était français. Gallimard, 208 p., 19 €


Dans ce nouveau livre, Shumona Sinha retrace la généalogie de son écriture en français, elle y formalise sa relation complète, d’esprit et de chair, avec cette langue. Son « autobiographie vivante », qui commence à Calcutta et finit à Paris, ne se distingue pas de l’évolution de ses démêlés avec la langue, ou plutôt ses langues, et surtout sa langue d’écrivaine.

L’autre nom du bonheur était français, de Shumona Sinha

Shumona Sinha © Francesca Mantovani / Gallimard

Au commencement, il y a la langue natale. Fille d’un père économiste marxiste et d’une mère professeure de mathématiques, Shumona Sinha grandit au milieu des livres, et notamment de la littérature étrangère. Se sentant, déjà toute jeune, à l’étroit dans le bengali, langue qu’elle juge « moralisante » et à l’origine d’« une pudeur paralysante », elle associe le français à des promesses de bonheur, de plaisir, de volupté, d’épanouissement. C’est avec un Français qu’elle fait l’amour pour la première fois. Jeune militante communiste, elle pense, en choisissant cette langue – en ne choisissant pas l’anglais –, s’extraire de tout lien postcolonial et tourner le dos à la langue de l’environnement auquel elle s’oppose : « Écrire en français ôte le poids de la tradition d’une société indienne patriarcale, de plus en plus nationaliste, en proie au fondamentalisme hindouiste et à la censure. » Pour cette « langue vitale », elle effectue une transition linguistique, s’installe en France au début des années 2000 et embrasse le statut, chargé, d’écrivaine exophone – dont Milan Kundera et Ágota Kristóf sont deux autres représentants.

Cette histoire d’amour et de raison tourne mal. D’une lucidité fascinante, son livre observe un implacable crescendo chronologique vers le pire. Il s’ouvre sur l’espoir d’une émancipation et dégénère en une aporie. Se considérant comme à la fois accueillie et rejetée par la France, Shumona Sinha conclut que le bonheur était français, qu’il ne l’est plus.

L’autre nom du bonheur était français, de Shumona Sinha

À Versailles (2012) © Jean-Luc Bertini

Shumona Sinha a traduit des anthologies de poésie bengalie en français et inversement. Ces correspondances entre son pays natal et celui de son écriture peuplent son œuvre romanesque : les personnages de Calcutta (2014) et d’Apatride (2017) sont une Indienne qui retourne en Inde, une Indienne qui ne serait jamais partie, une Indienne immigrée en France… De la même façon qu’elle dit avoir été frappée à dix-sept ans par les traces dans le bengali du traducteur d’Henri Michaux, Lokenath Bhattacharya, d’un « va-et-vient incessant entre deux langues », il importe à Shumona Sinha que l’entre-deux géographique et existentiel sur lequel elle écrit soit déjà contenu dans la langue d’écriture. Cette langue fabriquée, résultat d’une sublimation, constituerait selon elle la matière principale de ses textes, l’intrigue s’y résumant à un prétexte.

Mais, quelques pages plus loin, signifiant brutalement que cet idéal premier a en fait été contrecarré, Shumona Sinha reconnaît le manque « d’ambition littéraire » d’Apatride et déclare bénéficier du besoin des Français d’être rassurés sur la présence mondiale de leur langue : « La visibilité qu’on m’accorde s’explique sans doute grandement par mon origine ». À mesure qu’elle avance dans le temps et la vie française, on dirait que la littérature passe au second plan. Imperceptiblement, son livre change de direction pour suggérer une autre histoire : loin d’être libre et à la dérive, son écriture est parfaitement amarrée à un contexte postcolonial.

Est emblématique, à cet égard, l’injonction contradictoire qu’elle décèle dans son propre travail et qu’elle relève comme s’imposant à tous les écrivains francophones et exophones (elle cite le Marocain Abdellah Taïa, le Franco-Congolais Alain Mabanckou, l’Algérien Boualem Sansal…). Malgré l’envie de faire œuvre de littérature, plutôt que de « faire de la culture », ses romans visent bien à « défaire les clichés sur l’Inde ». Et l’écrivaine de se demander si elle ne serait pas coupable de s’étiqueter elle-même, alors qu’elle déplore le fait d’être systématiquement questionnée sur l’identité, l’exil, la migration. Se souvenant de la première fois où elle s’était rendu compte que « certaines personnes, paradoxalement, voyaient moins en moi l’écrivaine que l’immigrée », elle affirme n’avoir pas été une exilée en arrivant en France, mais l’être devenue. Dans ce pays, plus que son écriture, c’est son corps de femme non-blanche qui serait en jeu, et l’« ethno-érotisme » son lot.

L’autre nom du bonheur était français, de Shumona Sinha

© CC0/Þórunn Þorsteinsdóttir

À mesure que nous lisons, l’entre-deux libérateur du début prend un autre visage, celui d’une tension inévitable entre volonté individuelle de fuir son appartenance première et nécessité de résister, depuis le français, aux mentalités coloniales. Au-delà des longueurs et des redites qui expriment comme un épuisement résultant de ce cul-de-sac, le livre s’organise habilement de façon à montrer que c’est la France, pays de lettres, qui lui a refusé la littérature, qui a trahi « l’espoir que la langue française soit le moyen de mon émancipation, en tant que femme, en tant qu’écrivaine ». Aurait-elle été plus libre, en tant qu’écrivaine francophone, de ses sujets et de son écriture si elle était restée en Inde ? Ne serait-ce qu’en aboutissant à cette question, en exposant la complexité de son positionnement et en admettant sa propre défaite face à des forces qui la dépassent, Shumona Sinha s’émancipe, par elle-même, en tant qu’écrivaine.

Shumona Sinha appelle à dépasser la francophonie, vue comme faisant perdurer le centre et ses périphéries. Pour autant, son texte incarne cette marge rappelant à son centre les valeurs d’émancipation qu’il est censé incarner. L’autre nom du bonheur était français tend vers cet horizon : un roman qui ne serait pas jugé en fonction de l’identité de son auteur. Sur une ligne de crête, Shumona Sinha imagine un roman qui ne serait ni normé par la mondialisation littéraire, ni assigné à une identité locale. Elle tente un troisième terme, travaillé par la singularité de ses origines, et pourtant irréductible à celles-ci. Une littérature qui ne serait pas « refuge » mais processus d’affranchissement en soi, avec toutes les difficultés et l’inachèvement que cela suppose.

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