2022 est le centenaire de la naissance d’un grand écrivain italien, Beppe Fenoglio, mort en 1963 quelques jours avant ses 41 ans. De son vivant, il publia trois ouvrages, dont Les vingt-trois jours de la ville d’Albe, aujourd’hui un classique.
Beppe Fenoglio, L’herbe qui brille au soleil et autres nouvelles. Introduction de Luca Bufano. Trad. de l’italien par Frédéric Sicamois. Cahiers de l’Hôtel de Gallifet, 168 p., 18 €
Beppe Fenoglio disparut peu avant la parution d’Une affaire personnelle (Una questione privata, 1963, Gallimard, 1978), qu’Italo Calvino, son mentor aux éditions Einaudi, décrivit comme « le roman dont nous avions tous rêvé ». Il laissait nombre de manuscrits, pour certains inachevés. Eut-il avant de mourir, lui qui disait travailler « avec un grand doute et une plus grande confiance encore » (« scrivo with a deep distrust and a deeper faith »), le sentiment de l’importance de son œuvre pour la littérature italienne ? On ne sait. Toujours est-il que, depuis, avec La guerre sur les collines (Il partigiano Johnny, Gallimard, 1973), texte étonnant paru dans une première version en 1968, il a acquis le statut de romancier de premier plan.
Einaudi, conscient de l’importance de « son » écrivain, lui consacra d’ailleurs en 1992 le premier volume de sa Biblioteca della Pléiade (collection créée en partenariat avec Gallimard et aujourd’hui disparue), sous le titre de Romanzi e Racconti.
En France, où il est mal connu, les éditions de l’Hôtel de Gallifet viennent de faire paraître, à l’occasion du centenaire de sa naissance, un petit recueil de nouvelles inédites, L’herbe qui brille au soleil, qui permet de prendre la mesure de son talent. Celui-ci, concentré sur deux sujets, la « guerre partisane » (dans laquelle Fenoglio s’engagea) et la vie dans les Langhe piémontaises (sa terre natale), est constamment à la recherche d’une langue débarrassée des maniérismes décadentistes ou fascistes dans lesquels elle se trouvait empêtrée après la Seconde Guerre mondiale. La texture originale de l’écriture et l’expressivité dépouillée de la narration de Fenoglio transforment ce qui aurait pu ne ressortir qu’au document provincial néo-réaliste ou à la chronique historique locale en vaste expression tragique. Car nul plus que Fenoglio n’avait ce sens retenu et presque tendre de la douleur de l’existence humaine.
Les douze textes de L’herbe qui brille au soleil, ombrés de cette vision désespérée, portent pour la plupart sur des épisodes de la Résistance, pour les autres sur les expériences d’un personnage proche de Fenoglio, et, dans le cas de l’un d’entre eux, sur la vie paysanne en temps de paix, tandis que le dernier fait une incursion inattendue dans le fantastique.
S’ils sont de qualité inégale, quelques-uns de ces textes sont inoubliables. Ainsi « Dans la vallée de San Benedetto » : lors d’un ratissage allemand, un jeune partisan se réfugie dans l’une des tombes du cimetière tandis que ses deux compagnons préfèrent trouver refuge ailleurs ; lorsqu’il s’en extrait, aidé par un vieil homme qui l’aide à déplacer la pierre tombale et qui se révèle être le croque-mort, il aperçoit à l’entrée du cimetière, posés sur le gravier, « les deux cercueils blancs de la couleur du bois fraîchement coupé » de ses deux compagnons d’armes. Dans « L’herbe brille au soleil », une embuscade contre les fascistes, à laquelle Fenoglio participa réellement et dont il a plusieurs fois parlé dans son œuvre, tourne en contre-attaque meurtrière pour les partisans et se termine par l’exécution contre un mur de pierre sèche, sur le bord de la route, du plus valeureux d’entre eux. Dans « L’échange de prisonniers », un partisan raconte comment, lors d’un échange antérieur, il a dû avec ses camarades, par esprit de justice et « pour ne pas perdre au change », tabasser leur prisonnier, un soldat fasciste, puisque celui des leurs qu’on leur rendait avait subi une « sacrée dérouillée ». « La prison de Sceriffo » raconte les mois d’incarcération en ville d’un jeune partisan et les derniers moments avant ce qu’on espère être son miraculeux échange. La dernière page décrit son vieux père qui, en dépit des menaces répétées du sous-officier, suit la troupe l’emmenant de la prison à un point de rendez-vous sur la colline ; il ne s’arrêtera que parce que « le garde du bunker […] le stoppe […] et parce qu’il était désormais tranquille », un des soldats, une fois engagé sur la grand-route, « ayant […] noué au bout de son fusil un petit drapeau blanc ».
L’herbe qui brille au soleil introduira donc qui ne connaît pas Fenoglio à un monde marqué par la fragilité, la violence et l’anéantissement, mais où certains hommes peuvent « être magnifiques de cette manière modeste et opaque qui est la leur », comme l’écrivain le dit ailleurs. La retenue émotionnelle et la fougue vitale y sont typiques de l’auteur piémontais, tout comme l’expression forte et concise, la dérision légère, les situations en déséquilibre, le découpage et le montage cinématographiques en plans rapides et discontinus (il est le premier à utiliser ces techniques dans la littérature italienne). Les événements menus ou terribles de la guerre et de la vie civile s’y déroulent sans que la perspective universelle et la dimension morale toujours secrètement présentes les dérangent. Fenoglio avait en lui un goût pour l’épopée mais aucun pour l’exaltation héroïque, le respect de la camaraderie moins que la passion de la solitude, et un désir d’idéal lié à la conviction que seuls existent l’insatisfaction et l’échec. Dans la Résistance et dans les Langhe, paysage chez lui naturel et supra-naturel, il trouva, on l’a dit, les sources d’expression privilégiées de cette vision.
Mais, pour la comprendre tout à fait, il faudrait lire, hormis ces nouvelles, les textes plus amples comme La guerre sur les collines. Là se découvrent, travaillées sur la longueur, au fil du « beau pas de campagne » du partisan italien Johnny qui en est un des héros, la discrète dimension allégorique que prend la lutte clandestine et l’étrangeté de l’écriture plurilingue de l’auteur. Le livre mélange ainsi l’italien, un petit peu de dialecte, et pas mal d’anglais (sans que l’intrigue le justifie). Amoureux de cette langue, qu’il avait apprise au lycée, et de ses littérateurs (en particulier les élisabéthains), Fenoglio fabrique ici un anglais bien à lui dont Calvino disait que c’était une « langue mentale », et dont lui disait que c’était une résistance linguistique au fascisme et l’expression d’un rêve de liberté.
Beppe Fenoglio est bien ce « styliste solitaire » dont parle G. L. Beccaria, spécialiste de son œuvre, « l’isolé splendide » (expression utilisée par Fenoglio à propos d’un de ses poètes favoris, G. M. Hopkins) des Langhes et de la littérature. Lui-même avait choisi qu’on gravât sur sa tombe : « Partigiano e Scrittore ». Ce fut fait. Lisons-le.