Derrière ce titre, « Penser le mal », se cache un paradoxe : le mal a été longtemps impensé par les philosophes, même quand ils ont cherché à le comprendre, car le comprendre c’est aussi le justifier. Soit le mal est compris, et il est vidé de sa dimension de scandale, soit il est maintenu dans son opacité, et par conséquent indéchiffrable. Susan Neiman propose, à partir de la question du mal, Une autre histoire de la philosophie. Sa thèse tend à établir que le mal est la question à la racine de la philosophie moderne, et que la philosophie occidentale et l’effort pour penser le mal ne forment qu’une seule histoire. Cet essai, plus qu’une histoire de la philosophie de Leibniz à Arendt et Rawls, est un travail d’histoire des idées autant que de philosophie.
Susan Neiman, Penser le mal. Une autre histoire de la philosophie. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Cécile Dutheil de la Rochère. Premier Parallèle, 478 p., 26 €
Le mal apparaît bien souvent comme un impensé de la philosophie, pour des raisons qui tiennent à la nature du mal comme à la nature de la philosophie. Parce qu’elle cherche à dévoiler l’essence du réel, la philosophie est une pensée de l’Être. Or, le mal n’est pas de l’ordre de l’Être, mais plutôt du non-être. Le mal commis relève de la faute, de la défaillance, du péché, et le mal subi est perçu comme un amoindrissement de soi – le mal que je subis est ce qui m’empêche de persévérer dans mon être. Mais il y a une difficulté à penser le mal qui provient de sa nature. Ce seul mot désigne d’une part le mal commis, d’autre part le mal subi ; à cette distinction s’ajoutent les différentes sortes de maux : le mal métaphysique, lié à l’imperfection, à la mortalité, à la finitude de l’homme ; le mal physique, causé par la nature ; et le mal moral, qui renvoie à la faute, au péché et qui est un mal commis.
Les expériences du mal nous confrontent à des problèmes insolubles. Pourquoi des innocents devraient-ils souffrir aussi bien du déchaînement des éléments naturels que de la violence humaine ? Que des enfants meurent de faim du fait de la sècheresse ou des guerres nous révolte, mais que des êtres humains soient capables de faire subir des actes de torture d’une cruauté qui dépasse l’imagination de Sade nous glace d’horreur. Nous espérons des réponses à la question de Job : pourquoi le juste doit-il souffrir ? Le problème du mal s’accroît dans la perspective religieuse : si Dieu existe, qu’il est à la fois tout-puissant et absolument bon, comment peut-il permettre l’existence du mal ? Mais, dans la perspective athée, on ne peut que conclure de la masse des souffrances que les hommes subissent et s’infligent les uns aux autres qu’il n’y a pas le moindre sens à tout cela : le mal est incompréhensible. L’ouvrage de Neiman examine les constructions intellectuelles qui tentent de rendre compte du mal, depuis Leibniz, dont l’optimisme a été raillé par Voltaire, à Rousseau, Kant, Hegel, Marx, Nietzsche, pour s’achever avec Rawls, Camus et Arendt.
L’ouvrage commence par une anecdote à propos d’Alphonse X, roi de Castille en 1252, qui a eu l’audace de dire que, s’il avait « assisté au conseil de Dieu lors de la création de l’homme, il y aurait certaines choses qui seraient en meilleur ordre qu’elles ne sont ». Or, le fils d’Alphonse X s’est rebellé contre son père. Alphonse X, par ses propos blasphématoires, s’est rebellé contre Dieu. Son fils Sanche, en renversant son père pour prendre le trône sans attendre sa mort, prouve l’existence de Dieu : les malheurs d’Alphonse X ne sont que la juste punition de ses propos contre la Providence. Le mal – physique aussi bien que moral – prend sens dès lors qu’il apparaît comme la punition d’un coupable. La théologie moralise le mal physique : les victimes de la méchanceté des hommes comme des caprices de la nature se sont rendues coupables de graves péchés et ont été justement punies.
Les théodicées s’inscrivent dans cette perspective : le mal n’a pas d’existence absolue. L’optimisme leibnizien, en intégrant le mal dans la totalité, qui est bonne, interdit et de penser la réalité du mal et même de s’en indigner. Tout ce qui est, est bien. D’où vient donc le mal, puisque Dieu n’en est pas la cause ? « Non seulement, répond Leibniz dans son Discours de métaphysique, après la perte de l’innocence des hommes le péché originel s’est emparé de l’âme, mais encore auparavant il y avait une limitation ou imperfection originale connaturelle à toutes les créatures, qui les rend peccables ou capables de manquer. […] La racine du mal est dans le néant, c’est-à-dire dans la privation ou limitation des créatures. » Le péché n’est compris que comme un effet de la finitude humaine, non comme un acte positif, non pas, bien sûr, au sens moral, mais au sens de posé, c’est-à-dire inscrit dans l’être. Par ailleurs, si nous croyons en l’existence du mal, c’est parce que nous sommes myopes : « vous ne connaissez le monde que depuis trois jours, vous ne voyez guère plus loin que votre nez », dit Leibniz, cité par Neiman. Nous ne voyons que les détails, pas le tout. « Les arguments de Leibniz donnent l’impression non seulement de se situer avant l’expérience, mais de lui être franchement imperméables. Le fait est que le philosophe démontre très clairement que n’importe quel événement, aussi épouvantable soit-il, est compatible avec l’idée que ce monde est le meilleur des mondes possibles. »
Le tremblement de terre qui ravagea Lisbonne le 1er novembre 1755 a été aussi un séisme intellectuel. Cette catastrophe naturelle a remis en question l’articulation religieuse entre le mal physique et le comportement moral des hommes : des milliers d’innocents sont morts. On ne peut raisonnablement soutenir que ce tremblement de terre est la juste punition de pécheurs endurcis. On connait la critique de l’optimisme leibnizien menée par Voltaire. Dans Candide ou l’optimisme, Voltaire dresse un sombre tableau : le mal est partout. C’est précisément pendant ces années que Rousseau élabore son système. C’est en raison de la solution que Rousseau apporte au problème du mal que Kant l’a qualifié de « Newton du monde moral ».
Parce qu’il défend l’optimisme contre Voltaire, Rousseau semble rejoindre Leibniz. Mais sa position diffère radicalement de celle de l’optimisme : il refuse d’intégrer le mal – c’est-à-dire la servitude et la domination dont les hommes souffrent – dans la totalité. Le mal est une réalité dont l’origine est politique : « la première source du mal est l’inégalité ». La démarche de Rousseau n’est pas sans rapport avec celle de Marx : tous deux n’ont cessé de penser le mal avant tout dans sa structure relationnelle. Ils ont identifié le mal aux souffrances précises dont les individus vivants sont les victimes.
Qu’en est-il alors des catastrophes dites « naturelles » ? La nature ne prend aucunement part au mal, y compris au mal physique, tel que celui causé par le tremblement de terre de Lisbonne, qui est amplifié par le développement de la civilisation urbaine. Les maux qui semblent provenir de la nature sont pour l’essentiel l’effet de la culture et d’une sociabilité qui ne nous est pas naturelle. « La plupart de nos maux physiques, écrit Rousseau à Voltaire, sont encore notre ouvrage. […] Convenez par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, […] le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. » Le mal, physique ou moral, est presque entièrement imputable aux hommes – en tant qu’êtres historiques ou perfectibles, à l’homme de l’homme – tout en étant étranger à l’homme de la nature, l’homme essentiel. « Homme, ne cherche plus l’auteur du mal, cet auteur c’est toi-même. Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres et l’un et l’autre te vient de toi. » La solution au problème du mal est donc entièrement nouvelle en ce qu’elle consiste « à situer la responsabilité là où jamais avant lui on ne l’avait cherchée, à créer en quelque sorte un nouveau sujet à qui l’on puisse imputer cette responsabilité. […] La solution qu’apporte Rousseau au problème de la théodicée consiste à laver Dieu de toute responsabilité pour en charger la communauté humaine », écrit Ernst Cassirer dans Le problème Jean-Jacques Rousseau. La philosophie de Rousseau articule un optimisme anthropologique avec un pessimisme historique : c’est dans le processus historique, comme le note Neiman, que « la nature humaine a été altérée ». Quelles solutions peut-il y avoir si le progrès n’apporte que davantage de maux ? Rousseau en expose deux. L’une est politique, c’est le Contrat social. Le remède est alors dans le mal. Mais le Contrat social n’est qu’un idéal régulateur. L’autre solution est pédagogique : Émile pourra être éduqué selon la nature dans un monde corrompu.
Kant a salué non seulement l’explication rousseauiste du mal mais aussi sa réponse. Il ne partage pourtant pas sa vision. L’anthropologie de Kant est plus pessimiste et sa philosophie de l’histoire plus optimiste. L’homme est un être contradictoire, à la fois sociable et insociable, et c’est parce qu’il a un penchant à s’isoler et à vouloir tout régler à sa guise qu’il fait le mal. Mal agir, n’est-ce pas faire de soi-même une exception ? L’action morale, à l’inverse, consiste à faire de la maxime de son action une loi universelle de la nature : « agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ». Et Neiman de commenter : « Avec cette maxime, Kant nous offre la possibilité de faire comme si nous étions Dieu. Chaque fois que nous nous trouvons face à un problème moral, il faut imaginer que nous rejouons la Création. » Seul Dieu en effet peut décider de ce que sont les lois de la nature : l’homme ne peut pas se mettre à la place de Dieu. Comme l’écrit Jean-Pierre Dupuy dans Petite métaphysique des tsunamis (Seuil, 2005) : « Le livre de Susan Neiman montre admirablement que le mouvement amorcé par Rousseau ne pouvait à terme que s’effondrer sous le poids de la responsabilité excessive qu’il impute aux humains. Si le mal moral est partout, et que l’homme en est responsable, cela signifie tout simplement que l’homme a pris la place du Dieu de Leibniz. » Il se trouve que les lois morales ne sont pas des lois universelles de la nature. Peut-on pourtant agir par pure perversion ? Un être humain, doué de raison et de liberté, peut-il délibérément choisir de faire le mal, décider de faire de la négation de la loi morale et de la raison la règle de sa conduite ? Peut-il mettre « sa liberté au service de cette négation, sans y être aucunement déterminé par des mobiles provenant des inclinations ? » (Jean Nabert, Essai sur le mal, Aubier, 1970). Bien sûr, les hommes sont amenés par toutes sortes de mobiles à transgresser la loi morale, mais, comme le précise Nabert, « autre chose est de désobéir à la loi, autre chose est de faire de cette désobéissance le motif déterminant du libre arbitre : ce pourrait être le fait d’un “être diabolique”, non le fait de l’homme ». Le mal n’est pas la conséquence d’une nature par essence mauvaise. Si c’était le cas, il ne serait ni un mal – le loup qui mange l’agneau agit selon sa nature et on ne peut rien lui reprocher – ni imputable à un agent. Comment juger une personne qui n’agit pas librement ? Le mal ne peut s’expliquer que par le libre arbitre, il commence avec la liberté. Il n’y a de crime que s’il y a intention de nuire. Le mal ne peut être accompli que par un être humain et non par un être diabolique. Il demeure donc une énigme : comment expliquer qu’un être humain, sans être monstrueux, se rende néanmoins coupable d’actes monstrueux ?
Pour Kant, la question n’est pas tant d’expliquer le mal que de le combattre. Car le mal est bien réel, et il n’est pas qu’un moment de l’Histoire, comme l’a pensé Hegel, le moment négatif d’une dialectique, à ce titre, rationnel : « tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel ». La Raison s’accomplit dans l’Histoire par le moyen des passions, l’universel se réalise par le particulier. Hegel semble rejoindre Leibniz quand il réduit le mal à un moment négatif. Si le tremblement de terre de Lisbonne a ruiné les théodicées, Auschwitz, comme le montre Hans Jonas, ruine l’hégélianisme : « Auschwitz n’est imputable à aucune providence toute-puissante ni à une nécessité douée de sagesse dialectique […] Qu’on ne vienne pas me parler ici de la ruse de la raison ».
Puisque Auschwitz est le nom du crime le plus inconcevable, comment alors expliquer qu’à propos d’Eichmann Hannah Arendt ait pu parler de la « banalité du mal » ? Les dernières pages de l’essai de Susan Neiman sont consacrées à cette thèse qui a suscité tant de remises en question véhémentes. Si le meurtre relève des faits divers, comment parler à propos des meurtres de masse de banalité du mal ? L’analyse d’Arendt, d’un point de vue historique, est infondée : Eichmann était clairement antisémite. De surcroît, « comme la plupart des responsables nazis, il se sentait peu coupable ». Il ne faut donc pas lire la thèse arendtienne dans une perspective historique mais dans une perspective philosophique : « il est important de distinguer le champ métaphysique du champ politique ». Neiman retient du livre d’Arendt qu’il rend possible de comprendre que les pires crimes « sont commis par des personnes dont les motivations sont bêtement banales ». Ce ne sont pas seulement les intentions criminelles d’Eichmann qui expliquent ses crimes. Ce qui est terrifiant, c’est qu’il a pu se rendre coupable de tels crimes en raison d’une absence de pensée. C’est sur ce point que le livre d’Arendt compte. « Eichmann n’était pas stupide, note-t-elle dans Eichmann à Jérusalem. C’est la pure absence de pensée – ce qui n’est pas du tout la même chose – qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Cela est « banal » et même comique : avec la meilleure volonté du monde on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque. Mais cela ne revient pas à en faire un phénomène ordinaire. » C’est pourquoi la question est : que faut-il faire contre le mal ? La réponse au scandale du mal doit être, pour une part, pratique : agissons politiquement contre le mal, non pas seulement pour réduire la masse des souffrances, mais aussi pour tourner notre regard vers l’avenir.
Susan Neiman projette de faire de la philosophie « un abri accueillant ». Que vaut-il mieux face aux catastrophes actuelles et futures ? S’abriter dans la pensée ou maintenir éveillée une inquiétude susceptible de nous inciter à commencer quelque chose de nouveau ?