Après un premier volume particulièrement éclairant (Du trésor au musée) et un deuxième un peu moins stimulant (L’ancrage européen. 1789-1850), comparé aux travaux de Dominique Poulot sur la même période, Krzysztof Pomian fait paraître le dernier volume de son « histoire mondiale » des musées, consacré aux années 1850-2020. La longueur de ce troisième tome, sensiblement supérieure aux précédents, se justifie notamment par l’étendue des enjeux que soulève une époque où le musée part À la conquête du monde.
Krzysztof Pomian, Le musée, une histoire mondiale – 3. À la conquête du monde, 1850-2020. Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 944 p., 45 €
Sous ce rapport, le seul sujet que Pomian traite un peu trop hâtivement est celui des restitutions. Conclure son opus magnum en résumant les objections formulées à l’encontre du rapport Sarr-Savoye publié en 2018 à celles que lui a opposées l’avocat Emmanuel Pierrat l’année suivante ne peut que laisser les lecteurs sur leur faim. D’autant que certaines informations et remarques que l’auteur dispense tout au long du livre, comme le fait que la Russie refuse toujours la restitution de certains biens polonais enlevés sous les tsars, laissaient augurer de sa part une analyse plus détaillée. Pomian rappelle, entre autres exemples, que le Mexique et les États-Unis signèrent un traité de restitution dès 1970, et que le musée de Denver restitua aux Zuni des objets sacrés dix ans plus tard, comme s’il avait été le seul à avoir véritablement entendu l’appel solennel lancé en ce sens en 1978 par le directeur général de l’UNESCO, Amadou-Mahtar M’Bow.
Or les arguments qu’avance ce dernier lors de son discours, que cite opportunément Pomian, sont très proches de ceux par lesquels les représentants du gouvernement républicain espagnol justifiaient en 1939 que les œuvres qu’ils évacuaient in extremis de leurs musées demeurassent, malgré la victoire du camp franquiste, propriété de la nation espagnole. Des arguments que Pomian reprend à son compte d’une manière qui défend si bien le rôle joué par le musée dans l’histoire nationale et culturelle d’un pays qu’elle mérite d’être citée en détail : « Les œuvres et les objets investis de souvenirs collectifs, qui participent depuis des siècles à la vie d’un peuple et qui, de ce fait, sont connus même de ceux qui ne les ont jamais vus, n’appartiennent pas à un groupe ou à une faction, encore moins à un gouvernement. Ils sont propriété de la nation, une entité passée, présente et future, supposée immortelle, qui, bien qu’imaginaire, n’en produit pas moins des effets réels, parce qu’elle crée des obligations spéciales ».
Des obligations que l’institution muséale – non seulement comme lieu physique, mais comme espace toujours possible, même une fois son siège démantelé – permet précisément d’honorer, en conservant les œuvres qu’une nation y dépose aussi bien qu’en les y faisant « vivre ». Pour opérer un autre rapprochement entre des parties séparées du livre de Pomian, l’ambition « qu’un musée soit vivant », que revendiquait Henri Focillon lorsqu’il dirigeait ceux de Lyon dans les années 1920, ne semble avoir nulle part été mieux réalisée que dans certains musées amérindiens et aborigènes repensés à partir des années 1980. Les difficultés suscitées par le fait qu’un tel musée, « tout en restant musée pour une partie du public, fonctionne en même temps comme un lieu sacré pour une autre », sont certainement innombrables ; elles n’en sont pas moins inhérentes au fait qu’il est devenu un lieu vivant.
Preuve en est qu’à l’instar des statues et des civilisations, « les musées meurent aussi ». Certains d’entre eux, comme celui des Colonies à Paris, ont ainsi changé de fonction et de destination au cours de l’histoire. Le regard que les visiteurs sont susceptibles de poser sur les décorations glorifiant la France colonisatrice dont fut pourvu le palais de la Porte-Dorée dans les années 1920 est probablement devenu moins admiratif que critique depuis qu’il est devenu le musée national de l’histoire de l’Immigration en 2014. Pomian n’ignore pas que « les musées sont aussi des instruments de la violence coloniale », et qu’il y a en conséquence un juste retour des choses dans le fait qu’ils puissent contribuer, une fois le système colonial aboli, à décoloniser le regard, mais c’est un autre retournement historique qui retient son attention, peut-être parce que son processus est moins spectaculaire que ses résultats.
Aux États-Unis, rappelle Pomian dans l’une des pages les plus clairvoyantes de ce troisième volume, les exemples ne manquent pas de philanthropes passablement philistins qui se laissèrent séduire par l’idée d’une donation à seule fin de laisser dans la mémoire de leurs compatriotes et dans l’histoire de leur ville une autre trace que celle de riches entrepreneurs un brin gangsters, comme Henry Clay Frick (1849-1919), ou un peu escrocs, comme Henry Osborne Havemeyer (1847-1907). Certes, « au niveau microéconomique », écrit Pomian, le prix à payer restait modique à leurs yeux, et l’avantage en termes de sociabilité clairement en leur faveur. Mais « dans la perspective de la macroéconomie de la culture, ajoute-t-il, les milliers de dons répétés pendant environ deux siècles ont pour résultat final un énorme transfert du privé au public », qui correspond, selon l’historien, à « une nationalisation bénévole et silencieuse, à terme équivalente à celle, violente et criante, qu’opérèrent les révolutions sur une partie des vieux continents ». Le simple mot de « nationalisation » eût à coup sûr effrayé ces généreux donateurs qui, sans doute, « n’avaient pas conscience d’être les instruments d’une ruse de l’histoire qui se sert du désir d’immortalité mémorielle des collectionneurs pour former des collections communautaires, citadines, nationales ».
D’une époque qui se déclare satisfaite des « cadeaux » que lui font temporairement quelques grands amateurs d’art en déballant leurs trésors à la vue du plus grand nombre sans les lui céder, on s’autorisera à déduire qu’elle est un peu moins rusée que les précédentes, ou bien que ses évergètes sont devenus plus malins – économiquement et fiscalement. Pomian, pour sa part, évite ce genre de déductions ; il se contente d’en indiquer les termes. Il procède de même, d’une part en étendant au développement des musées l’observation que Tocqueville formulait avant leur avènement à propos de la fonction centrale que remplissent les associations dans la vie sociale états-unienne, et d’autre part en constatant combien ce principe associatif à l’origine de tant de musées se dévoie à mesure que « la démocratie en Amérique tourne de plus en plus à l’oligarchie ». « Tel un sismographe, note Pomian, le musée enregistre ce glissement. »
À travers ce glissement se devine une autre corrélation, que l’évolution des musées telle que la rapporte l’historien invite là aussi à reconstituer. Les États-Unis ont donné à l’idée même de musée une inflexion démocratique, celle d’un lieu facilitant l’instruction, y compris des plus jeunes, ce qui était nouveau à la fin du XIXe siècle. Dès sa création, en 1929, le premier directeur du Museum of Modern Art de New York, Alfred Barr, donne à cette inflexion un tour décisif en établissant cette fois un lien « entre l’art moderne et la démocratie », dans un contexte où les totalitarismes font désormais peser sur les collections européennes une menace directe. Pomian insiste sur cette dimension en saluant le rôle analogue à celui de Barr joué par Willem Sandberg au sein du Stedelijk Museum d’Amsterdam, où il organise en 1938 une contre-exposition à celle d’art dit « dégénéré » qu’avait inaugurée Goebbels à Munich un an plus tôt.
Partout, comme en témoigne aussi l’engouement muséal en Amérique latine dès l’époque des indépendances, le musée apparaît comme un signe extérieur d’appartenance à la civilisation. Reste qu’il est également une marque d’appartenance à une nation, voire le lieu où l’on entend illustrer et imposer la supériorité de celle-ci. Significativement, le passage de « l’Europe cosmopolite » à « l’Europe des nationalismes » sur lequel s’attarde Pomian ne se distingue pas par une réduction du nombre des musées. Certes, le régime nazi licencie pas moins de trente-cinq directeurs de musées dont il expurge du même coup les collections. Mais, à Berlin, par exemple, il n’en ferme que quatre, dont celui consacré à la mémoire de Walther Rathenau que le sculpteur Arno Breker se voit attribuer. En revanche, signale Pomian, « au moins quatre-vingt-onze musées sont créés, rénovés ou agrandis entre 1933 et 1945 » en Allemagne, sans compter ceux que Hitler et Göring avaient chacun en projet, et pour lesquels ils ordonnèrent les vastes campagnes de pillage que l’on sait.
Cette plasticité politique du musée, si l’on peut dire, n’est pas une mince question historique, et chaque fondation comme chaque fermeture, ou tentative de fermeture d’un musée, ou d’altération de sa muséographie, en confirme l’actualité. Les attaques du parti nationaliste polonais contre le musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdańsk menées dès son arrivée au pouvoir en 2015 ne sont qu’un des nombreux exemples que fournit Pomian à ce sujet. Qu’il renâcle manifestement à se saisir de pareil cas pour amorcer une critique théorique et systématique de l’institution muséale dans son apport aux nationalismes autoritaires aussi bien que démocratiques pourrait être un objet de reproches. N’était le fait que la vaste histoire mondiale du musée qu’a patiemment retracée Krzysztof Pomian au cours des dernières années offre suffisamment de prises en ce sens pour qu’on le soupçonne, sans malice aucune, d’avoir en partie conçu ses trois livres comme les boussoles dont la recherche aura besoin si elle vient à s’engager dans une telle voie.