François-Xavier Fauvelle, professeur au Collège de France et spécialiste de l’Afrique ancienne, et Anne Lafont, historienne de l’art, ont réuni une série d’études qui viennent à bout, s’il en était encore besoin, de cette mythologie qui considère l’Afrique comme un continent à part, étranger à la globalisation, un continent immobile, qui ne serait pas entré dans l’histoire, ou qui n’y serait entré que grâce à la colonisation. Ce livre, exceptionnel à plus d’un titre, démontre tout le contraire.
François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont (dir.), L’Afrique et le monde : histoires renouées. La Découverte, 456 p., 28 €
L’Afrique et le monde est exceptionnel par l’amplitude chronologique – de la Préhistoire (« Les archives africaines du monde » par François Bon et François-Xavier Fauvelle) à nos jours (Ana Lucia Araujo, « Mémoires noires dans le monde ») – et par l’amplitude géographique – les liens multiples de l’Afrique avec le reste du monde aussi bien que les connexions interafricaines. Des liens chronologiques et géographiques sont ainsi renoués, c’est-à-dire exposés dans toute leur complexité et leur ampleur. Le livre est également opportun, une des questions de l’agrégation d’histoire 2022-2023 étant « Les sociétés africaines et le monde ».
Que nous livrent donc les contributions ici rassemblées de la carte des rencontres « nouées » (pour paraphraser le titre) entre l’Afrique et le reste du monde ? Le livre s’organise en deux pôles majeurs qui le structurent tout entier : espaces (Atlantique, mer Rouge, Méditerranée, Sahara, etc.) ; thèmes (commerce, religions, arts, écologie, écrit, oralité et mémoires…). Pour résumer, on pourrait dire que trois fils sont ici tissés : les rencontres de l’Afrique et du monde pour le meilleur, de l’Afrique et du monde pour le pire, et ce que le pire a malgré tout pu produire.
Les rencontres de l’Afrique et du monde pour le meilleur, ce sont les circulations artistiques (Anne Lafont, « L’Afrique à l’œuvre dans l’Atlantique noir » ; Érika Nimis et Marian Nur Goni, « Pour une histoire transnationale des photographies africaines »), les routes commerciales qui participent à la création d’une « maison commune » (Marie-Laure Derat , « L’Afrique dans la maison commune ») où Grecs, Romains, Phéniciens, Africains du Nord, de la Corne de l’Afrique ou de l’Afrique moyen-orientale circulent, se rencontrent et échangent. C’est aussi le panafricanisme dont le continent africain est le cœur symbolique mais qui a été également théorisé par des Africains-Américains comme Marcus Garvey ou W.E.B Du Bois (Sarah Fila-Bakabadio, « Des greffes aux lignages, une histoire des panafricanismes »). Ce sont les routes religieuses, celles de l’islam (Souleymane Bachir Diagne, « L’Islam et l’Ouest africain ») ou de la chrétienté. C’est la circulation de la parole (Jean Godefroy Bidima, « Par-delà l’écrit et l’oral »).
Les rencontres pour le pire, ce sont évidemment la traite et ses millions de morts, son impact mortifère à l’intérieur et à l’extérieur du continent (Anne Ruderman, « Formation d’un monde, L’Atlantique ») ; la colonisation, avec son cortège de pillages et de massacres (Pascale Barthélémy, « La colonisation, nouvel être au monde de l’Afrique ») ; et, sur un mode mineur, les exigences internationales en matière d’écologie (Guillaume Blanc, « Prédation au paradis »).
Cependant, et il s’agit du troisième fil que tire le livre, la traite comme la colonisation ont fait l’objet de très nombreuses résistances, qui ont pris de multiples formes. Les déracinés.e.s ont inventé par exemple de nouvelles formes d’écriture, comme la poétesse Phillis Wheatly (vers 1753-1784), esclave qui sut construire aux États-Unis une œuvre poétique qui lui valut une réputation internationale. Ils ont inventé dans la diaspora de nouvelles formes d’art, diverses formes de créolité. Ils ont emporté avec eux sur les routes de l’exil objets et savoir-faire, contribuant à de multiples formes d’hybridation. Les représentations des marchés aux Antilles témoignent, par exemple, d’un véritable art de l’étoffe ; ailleurs, ce sont des arts de la performance. Des hommes et des femmes ont résisté à la colonisation dès la conquête, comme la reine Njinga (vers 1583-1663) ou plus tardivement Samory Touré (vers 1830-1900), et en ont aussi provoqué la fin, en luttant pour plus d’égalité et pour une libération totale. La Malienne Aoua Keita (1912-1980), le Camerounais Ruben Um Nyobe (1913-1958), le Ghanéen Kwameh Nkrumah (1909-1972) : autant de personnalités dont les actes balisèrent la route vers les indépendances.
Sans pouvoir rendre compte de toute la richesse de l’ouvrage, soulignons que deux lectures sont possibles : une lecture intégrale, à travers les temps et les espaces, qui se révélera particulièrement productive ; une lecture qui se concentrera sur telle ou telle contribution. On ne peut qu’encourager la première, chaque contribution éclairant la suivante : peut-être ne peut-on comprendre pleinement le mouvement Black Lives Matter ou les problématiques contemporaines sur les restitutions (Ana Lucia Araujo, « Mémoires noires dans le monde ») sans s’intéresser à la traite ou à la colonisation, phénomènes délétères mais produits aussi de circulations plus anciennes.
Ce qu’il faut souligner aussi, et qui fait la valeur de l’ouvrage, c’est qu’il opère un véritable décentrement. C’est l’Afrique, et non l’Europe ou l’Amérique, qui est ici au centre des routes de circulations mondialisées, et les processus de globalisation sont questionnés du point de vue de l’Afrique et des Africains. Toute une agency est ainsi restituée, y compris celle dont ils ont témoigné quand ils ont été victimes de phénomènes divers de prédation ou d’imposition violente de normes inégalitaires. Mais l’histoire africaine, l’histoire de l’Afrique ne se réduit heureusement pas à celle de la traite et de la colonisation, et il ne faudrait pas oublier la richesse et l’intensité des échanges dont les Africain.e.s ont été les moteurs. L’Afrique et le monde, en tout cas, nous le rappelle.
Le livre dirigé par François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont propose un exemple bienvenu de ce que peut être une histoire des circulations, une histoire connectée et une histoire globale, construite à partir d’un centre, le continent africain, d’où l’on part pour tisser la toile d’araignée des routes du commerce, de la pensée, ou de l’art – et surtout, en dernière instance, celle des routes physiques ou intellectuelles des acteurs et actrices africain.e.s de la globalisation. Donnons-en deux exemples proposés dans L’Afrique et le monde : le premier est celui du pèlerinage à La Mecque du sultan du Mali Mansa Musa, en 1324-1325 : Il passe par Le Caire, avec une suite composée de milliers d’esclaves et de soldats, chargé aussi de tonnes d’or, puis emprunte la route terrestre du Sinaï pour atteindre La Mecque et rejoindre la côte arabique de la mer Rouge. Le second est celui de Kwameh Nkrumah, originaire de la Gold Coast britannique. Il fait des études aux États-Unis, où il rencontre les théoriciens du panafricanisme Marcus Garvey et W.E.B Du Bois. Il coorganise le congrès panafricain de Manchester en 1945, et sera le père de l’indépendance de la Gold Coast rebaptisée Ghana. Acteurs et actrices de l’histoire du monde, tel.le.s furent les Africains et Africaines, dont ce livre restitue quelques parcours, parmi une infinité.