Vingt ans après la mort de Niki de Saint Phalle, et alors qu’une grande exposition lui est consacrée à Zurich, le musée des Abattoirs de Toulouse accueille une rétrospective qui met l’accent sur les dernières décennies de la carrière de cette artiste majeure, avec notamment la création pharaonique du Jardin des Tarots.
Niki de Saint Phalle, les années 1980 et 1990. L’art en liberté. Du 7 octobre 2022 au 5 mars 2023 aux Abattoirs, Musée-Frac Occitanie Toulouse
Caroline Deyns, Trencadis. Quidam, 364 p., 22 €
Gwenaëlle Aubry, Saint Phalle. Monter en enfance. Stock, 280 p., 20 €
Niki de Saint Phalle est connue pour ses couleurs vives et ses formes courbes. Les emblématiques Nanas en sont la représentation la plus célèbre et ce sont elles qui accueillent les visiteurs dans la première salle, accompagnées d’animaux créés plus tardivement. Toujours colorés, viennent ensuite les Skinnies, comme un contrepoint en fines tubulures aux Nanas aux formes rebondies. Puis de nombreuses œuvres (maquettes, croquis, statues) reflètent les années que Niki de Saint Phalle a consacrées au Jardin des Tarots en Italie. L’une des salles est même couverte au sol d’un tapis coloré dont les motifs reproduisent les statues de ce jardin. Les arcanes du Tarot de Marseille inspirent à Saint Phalle des créations monumentales, au premier chef une immense Impératrice dans laquelle elle réside le temps que dure le chantier. Et quel chantier ! Les œuvres, à la fois statues et monuments, sont non seulement pleines de courbes, mais en outre couvertes de mosaïques scintillantes, si bien que le travail doit être exécuté tantôt à grande échelle, tantôt à petite échelle. La sculptrice se fait architecte, influencée par Gaudí et le facteur Cheval.
Comment financer un projet aussi titanesque ? Niki de Saint Phalle lance un parfum dont elle crée le flacon ; l’ancienne mannequin (dans une robe en lamé or également exposée) pose à côté d’Andy Warhol à New York pour la promotion du produit. L’un des ouvriers du Jardin des Tarots meurt du sida, ce qui a pu contribuer à l’engagement de l’artiste aux côtés des séropositifs, à son entreprise éducative pour éclairer les gens (particulièrement les plus jeunes) sur cette maladie. Saint Phalle, qui a pour sa part des soucis respiratoires, retourne en Amérique, en Californie. Et, comme un retour aux sources, l’exposition en vient à l’intime de Saint Phalle : la révélation de son secret, l’inceste subi dans son enfance. C’est dans cette partie que les visiteurs voient les œuvres de jeunesse de l’artiste, les Tirs, le Mur de la Rage, où l’apartheid et le racisme font partie des figures à abattre, signe annonciateur des statues plus tardives de Miles Davis et de Joséphine Baker, entre autres. Les photos et vidéos (archives télévisuelles) montrent une femme féminine, mais qui ne se laisse enfermer dans aucune catégorie : jeune, dans une tenue noire qui accentue sa pâleur et sa minceur, elle tire au fusil ; plus tard, interrogée sur la force féminine, elle évoque le travail de son compagnon d’alors, Jean Tinguely, autant que le sien, sur la maternité, elle glisse qu’elle a abandonné ses enfants. Elle n’est pas là où on l’attend. Pas question de réduire l’œuvre de Saint Phalle à sa biographie, d’autant que les extraits de ses écrits autobiographiques montrent de l’intime mais aussi une conscience aigüe des événements extérieurs, politiques, sociétaux, environnementaux.
Les figures symboliques, souvent ambivalentes, du Tarot de Marseille sont un sujet parfait pour l’artiste. Rarement une figure de l’art du XXe siècle aura su autant mêler féminin et masculin, création et destruction (vie et mort). La figure du serpent omniprésente dans son œuvre condense elle aussi poison et remède, puissance chthonienne et élan céleste, rigidité phallique et souplesse féminine, ainsi que la perspective de l’éternel recommencement, que ce soit à travers la mue ou la représentation du serpent qui se mord la queue (Ouroboros). Faut-il s’étonner qu’elle se soit aussi intéressée aux cultures antiques (à la culture égyptienne, notamment) et amérindiennes, à l’instar d’Aby Warburg ? Les œuvres de cette époque, par exemple l’Impératrice en position de Sphinx, ont quelque chose d’un syncrétisme à la fois joyeux et inquiétant. On a des émerveillements d’enfant tout en se demandant quel est le sens caché de certaines œuvres.
La nef des Abattoirs permet de mettre en valeur plusieurs grandes sculptures, dont un dragon (Le monstre du Loch Ness) couvert de facettes de miroir qui se reflètent en points de lumière sur les murs et les hautes voûtes, et des figures aux allures de totem en lien avec son dernier projet artistique, Queen Califia’s Magical Circle, en Californie (dans la bien nommée ville d’Escondido, qui signifie « caché » en espagnol). Le Cyclop de Milly-la-Forêt et la fontaine Stravinsky (actuellement en rénovation à Paris), œuvres créées de concert avec Tinguely, figurent également en photo à la fin de l’exposition. Le sous-sol accueille d’autres sculptures aux surfaces couvertes de facettes de miroir, notamment une œuvre décrite dans le livre que Gwenaëlle Aubry a consacré à Niki de Saint Phalle : « L’une de leurs dernières collaborations, datée de 1989, s’intitule Adam et Ève ou le Champignon magique. […] Le « fil invisible [qui les] a tenus ensemble pendant plus de trente ans » se matérialise ici, tissé d’histoires pour enfants (Jack et le Haricot magique) et de fibres hallucinogènes. Germinal et chimique, ce lien a la puissance de l’Éros magicien greffant les âmes les unes aux autres comme des plantes un jardinier. Mais parce que Adam et Ève finissent par s’ennuyer, et les paradis artificiels par lasser, parce que celui, innocent, des amours enfantines est plus loin que l’Inde et que la Chine, une machine se mêle de tout ça, une vieille machine hargneuse et rouillée, qui vient s’empaler sur le tronc, introduire du contraste, de la résistance, du grincement : de la vie dans l’idylle ».
Saint Phalle a aussi inspiré un récit à Caroline Deyns ; là où Gwenaëlle Aubry organise son livre selon les arcanes du tarot et/ou les sculptures du Jardin (qu’elle a visité en compagnie de personnes qui ont connu l’artiste), Caroline Deyns livre une biographie par fragments, à l’image des morceaux de miroir et de céramique (la technique « trencadis » qui a donné son titre au livre) qui couvrent les statues monumentales de la deuxième partie de sa vie créatrice. Non seulement elle sème des citations (de Virginia Woolf aux Guerrilla Girls en passant par Roland Barthes et Annie Ernaux, de Saint Phalle elle-même, sans oublier Sylvia Plath également mentionnée par Gwenaëlle Aubry) comme autant de petits cailloux, mais elle évoque en outre les différentes facettes de Saint Phalle par le truchement imaginé d’anonymes qui l’ont connue ou qui découvrent son œuvre. Une approche qui renvoie aussi au sens du collectif de l’artiste franco-américaine.
Ces deux publications récentes, de belles réalisations en elles-mêmes, peuvent compléter l’exposition, pour qui souhaite en savoir davantage sur Saint Phalle. Celle qui adopta le prénom Niki (de « niké », la victoire en grec, mot auquel la ville de Nice et la marque Nike doivent aussi leur nom) n’hésitait pas à jouer avec lui (caché dans le nom des Skinnies ?) ainsi qu’avec d’autres mots, comme le laisse penser la formule tarot-tora-rota gravée dans le Jardin qui invite au mouvement perpétuel, voire à d’autres lectures (Gwenaëlle Aubry en parle fort bien) ; cette artiste, qui se découvrit le besoin d’écrire parallèlement à ses créations plastiques, eût sans doute approuvé.