Une Saab couleur saphir traverse les pages d’Un fils comme un autre, recueil de nouvelles, anecdotes, historiettes, écrites par Eduardo Halfon. Pour qui s’intéresse aux voitures (et aux détails), on voit aussi une Chevrolet Suburban ou une Ferrari jaune d’œuf, on est sensible à des détails démesurément grossis, on retrouve les lieux et thèmes de l’auteur de Canción, Deuils et Halfon, boy. Ce dernier petit livre évoquait la naissance de son fils ; Un fils comme un autre a été écrit pendant les cinq premières années du petit garçon.
Eduardo Halfon, Un fils comme un autre. Trad. de l’espagnol (Guatemala) par David Fauquemberg. Quai Voltaire, 208 p., 17,50 €
Le changement de perspective n’est pas mince. Eduardo Halfon a surtout écrit sur ses grands-pères, l’un originaire du Liban, l’autre polonais, et l’on a ainsi lu Canción et Le boxeur polonais. Autour de ces deux patriarches se tenait une nombreuse famille, et on allait du Guatemala en Floride, de Pologne en Israël, au gré des explorations du jeune écrivain élevant en phrases, par sauts et gambades, son arbre généalogique.
Le fil qu’il suit dans ce recueil commence par un rituel douloureux mais déterminant, celui de la circoncision du fils. L’accomplir ou pas ? « Pour la première fois, j’avais pris une décision en tant que père. J’avais prononcé mon premier commandement de père. Et j’ai compris, de façon catégorique et même mystique, peut-être, que le pénis de mon fils, à compter de cet instant, ne lui appartenait plus. »
Il arrive que le rapport s’inverse. Les Halfon vivent à Paris, pendant le confinement lié au COVID. Ils regardent une vidéo consacrée au docteur Goodall et à Wounda, un chimpanzé. L’enfant raconte l’histoire avec ses mots : « Et moi, en l’écoutant, j’ai pensé à cette femme et à son équipe qui soignaient un chimpanzé, et à ce chimpanzé qui soignait un enfant, et à un enfant qui soignait un père ».
La tâche curative n’est pas mince : le narrateur et auteur se raconte à travers des récits de longueur variable au fil des années, des lieux, avec cet art de l’ellipse, du retour en arrière et de la digression qui fascine le lecteur. Avec Halfon, on erre dans Bruxelles, cadre de « L’aquarium », on ne sait pas pourquoi il est là, pourquoi non plus il se met dans cet état, avant d’entrer dans la cinémathèque de la ville. Au guichet, il rencontre une fille, « les cheveux teints en rose bonbon ou coiffée d’une perruque rose bonbon, et habillée en homme ». Le déguisement est l’ordinaire de Halfon. Dans Canción, il arrivait à Tokyo déguisé en Arabe. Ainsi l’écrivait-il, provoquant sans le vouloir un certain désordre lors d’un congrès. Au-delà de cette anecdote, on dira que le costume d’emprunt est l’un des attributs du romancier. Dans Un fils comme un autre, la jeune femme n’a rien d’une caissière de cinémathèque. Elle est pianiste et accompagne le film muet qu’il regarde, un mélodrame qui ne l’intéresse guère, sinon qu’il lui rappelle un Chaplin vu au Cine Reforma de Guatemala, et qui lui a beaucoup appris « sur un endroit dans le monde où les mots n’existaient pas ».
Ce monde sans parole est peut-être celui du lac au bord duquel son grand-père Halfon a possédé une maison. Cette maison, il a dû la vendre avant de partir en Floride, quand l’instabilité du pays s’est faite trop dangereuse. Le narrateur s’y rend après des années, dans la fameuse Saab couleur saphir, alors que le lac est presque mort à cause de diverses pollutions. Là aussi flottaient des cadavres de guérilleros assassinés par la police ou les paramilitaires, là il retrouve son pédiatre, torturé parce que son fils appartenait à la guérilla, sauvé de justesse par l’un des militaires dont il avait soigné l’enfant. Là aussi serait mort noyé Salomon, l’oncle jamais connu qui est au cœur de Deuils, l’un des romans les plus tragiques de l’auteur.
Une dimension tragique qui, dans le présent recueil, se mêle souvent au fantastique. Dans une nouvelle intitulée « Beni », le narrateur est confronté à une violence qu’annonce la première phrase : « J’aurais voulu lui demander s’il avait vraiment dû manger son propre chien ». La question s’adresse au chauffeur qui le conduit dans un camp militaire, chez Beni, autrefois serviteur dans la famille, mais de quel parent, il ne le sait pas. Ce Benito dont il donne le nom complet est désormais mort, et on ignore en lisant quand se déroule cette histoire. Les repères chronologiques sont brouillés, reste la cruauté de ceux qu’on appelle les kaibiles, d’après le nom d’un chef maya. Ces commandos ont été créés au début des années 1970 et Beni en a été membre. Retenons leur extrême violence, exercée contre des villageois qu’ils soupçonnent de soutien à la guérilla et qu’ils prétendent « vacciner ». La chute du récit est glaçante, sans que l’on sache si elle est de l’ordre de la réalité ou de quelque cauchemar.
On s’en voudrait, cela dit, de négliger la part pleine d’humour, parfois absurde, du recueil. Dans l’historiette intitulée « Gefilte Fish », qui évoque ce plat typique de la cuisine juive ashkénaze qu’est la carpe farcie, une cigarette fumée alors qu’il est trop jeune pour aspirer provoque une réaction que ce seul plat fade et gras pourrait provoquer. Dans un registre aussi léger, « La loutre verte » est un conte qui pourrait s’intituler « le cheval bleu », si la logique des enfants était la nôtre.
Mais ce recueil raconte aussi comment est né chez Halfon le désir d’écrire, et d’abord de lire. « Histoire de mes aiguilles » est l’histoire d’Atchoum, alias Morveux, ou Rudolph (nom d’un fameux renne rouge), surnoms qu’on donne au narrateur qui souffre de rhinites allergiques. Il connaît une première épreuve face à El Gato, un médecin qui rappelle l’oto-rhino soignant Michel Leiris : l’écrivain le raconte dans L’âge d’homme. Une agression, et une trahison des parents. La première aiguille ne suffira pas et celles que pose un acupuncteur permettent au jeune adulte de s’exprimer. Son nez coule sans cesse car il est contrarié : il est ingénieur diplômé, mais telle n’est pas sa voie, il veut lire. Lire et seulement lire.
On verra dans « Quelques secondes à Paris » comment de « lecteur junkie » il passe à « lecteur salopard », avec étape à « lecteur artisan ». Qui aime Balzac ou Bolaño (entre autres) se reconnaitra. Comme dans « L’aquarium », la nouvelle se déroulant pour partie à Bruxelles, cette histoire parisienne (ou presque) part de déambulations, d’errances, d’un épuisement aussi. Mais une épiphanie le sauve alors qu’il est au bout du rouleau. Une rencontre qui rappelle celle de Tamara dans Monastère, ou d’Aiko dans Canción : « Je savais que toute ma vie, jusqu’à cet instant, avait été vécue par quelqu’un qui n’existait plus, ou ne voulait plus exister. J’étais seul, malade, abandonné, totalement perdu, et brusquement, la blancheur d’un mollet au beau milieu d’une nuit d’hiver m’a fait me sentir de nouveau vivant, fût-ce pour quelques secondes. Mais parfois, quelques secondes nous suffisent. »