« Cet écrivain au talent multiforme, qui fit penser à Drieu la Rochelle avant de ressembler à Cocteau », écrit en 1950 Maurice Nadeau à propos d’Aragon et de son Roman inachevé. Gérard Noiret explique les raisons d’une détestation.
J’en étais au début de mon aventure à La Quinzaine. La réédition des Chroniques du Bel Canto venait de réintroduire le souffle dans une critique littéraire qui charriait les poncifs quand, éprise de linguistique, elle ne se voulait pas savante. Le siège exigu du journal était situé rue du Temple. Bien que prévenu des rapports entre Aragon et Maurice Nadeau, j’ai posé un article favorable sur le bureau de part et d’autre duquel Anne Sarraute et lui travaillaient. Après s’être levé brusquement, il s’est enfermé dans la pièce où étaient rassemblés les livres qu’il avait publiés. Sur ma chaise, j’ai attendu une heure, face à Anne qui baissait la tête. À la fin, je suis sorti, persuadé de ne jamais revenir.
Un trimestre plus tard, j’ai apporté l’article relatif à un recueil que Maurice m’avait fait envoyer. Il m’a invité à manger près de Beaubourg. Dans un sous-sol où l’obscurité faisait naître des fantômes, il m’a appris que Breton aimait y venir et m’a raconté des anecdotes sur Georges Limbour… avant de me parler de son séjour en Allemagne pendant la montée du nazisme, de son retour inquiet, des réactions hostiles des communistes français qui refusaient de se mêler des affaires du KPD pour mieux ignorer les tractations qui aboutiraient au Pacte germano-soviétique, de la manière dont il « s’était fait casser la gueule » par des « camarades » alors qu’il distribuait des tracts devant une usine. Pour terminer, il m’a expliqué le pourquoi de sa détestation envers Aragon. Déjà présente dans sa colère contre celui qui soutenait Staline, elle s’était définitivement installée le jour où, venu lui demander d’intercéder en faveur de Victor Serge, il avait été « foutu à la porte » par le poète.
Au dessert, je lui a parlé de mon adhésion au PCF à la suite de la signature du Programme commun, de mon aversion pour l’Union soviétique et de mes désaccords avec Trotski, de mon penchant pour Gramsci et l’eurocommunisme, de ma carte rendue et de mon opposition au duo Marchais-Mitterrand. Puis nous en sommes revenus à Aragon. Je lui ai dit qu’en 1980 j’avais été tout heureux de recevoir Élégie à Romano et que j’avais lu avec émotion la dédicace : « à Gérard Noiret / en toute connaissance / L. Aragon * » À mon ton, Maurice a deviné qu’il y avait une chute. Toujours touché par la méchanceté gratuite qui m’avait blessé, j’ai comme avoué la suite. Un an plus tard, j’avais mangé avec un ami qui avait assisté à la séance de dédicace. J’ai appris que l’auteur du Roman inachevé s’était d’abord occupé de ceux qu’il connaissait. Que, vers midi, il avait voulu partir mais qu’il n’avait pas résisté au plaisir de se moquer des inconnus qui se réjouiraient d’avoir un mot de lui. Content de sa plaisanterie, il avait eu une idée : ajouter une étoile à ceux dont il ignorait jusqu’au nom.