Maurice Nadeau aborde le texte critique autrement. C’est pour lui un exercice d’une grande liberté, un jeu paradoxal. Une manière de partager l’acte même de lire et de relier chacun des lecteurs dans l’affirmation résolue d’une subjectivité.
Il n’y a pas beaucoup de textes critiques qui s’inscrivent dans un instant et qui méritent compulsation ou mémoire. Pour le dire autrement, des textes qui paraissent au gré d’une publication, pris dans une actualité, dans un flot, il ne reste souvent pas grand-chose. Car justement, ils semblent esclaves de leurs conditions d’expression. Soit par leur qualité, leur timbre, leur inventivité, leur durée, certains s’extraient du tout-venant et gagnent un autre statut – celui d’œuvre.
C’est d’évidence le cas de ceux que signe Maurice Nadeau depuis son intégration par Pascal Pia à Combat, puis à France-Observateur et quelques autres journaux. Mais c’est surtout avec Les Lettres Nouvelles, puis La Quinzaine littéraire, que ce travail, on écrirait labeur si on ne savait la jouissance aussi qu’a donnée à Maurice Nadeau cet exercice de critique obstiné, parvient à l’ampleur nécessaire pour constituer une mémoire critique, savante, pour tout dire humaine.
C’est qu’on y lit tout autant une époque que la sensibilité d’un homme, non, d’un lecteur ! Fervent, dévorateur, précis, iconoclaste. C’est qu’on y cause bouquins comme politique, idées et sentiments, qu’on y élabore, au fur et à mesure, une manière de dire la lecture. Car c’est cela la grande affaire des interventions de Maurice Nadeau – balayer un corpus gigantesque au gré de son goût, de son hasard propre, et en dire quelque chose qui puisse rester.
Quand Nadeau parle d’un livre, il le fait comme personne d’autre. Il aborde les textes à sa façon, en assumant un regard, une subjectivité. Il se permet des écarts et des digressions, des longueurs, des attelages improbables, des adresses directes, des formes d’une grande variété… C’est plein d’audace toujours. À partir de 1997, il lance son « Journal en public » et s’exprime de manière encore plus personnelle. Il dit je. Il met, en quelque sorte, en présence de l’acte de lire. Il interroge son rapport aux textes, ceux qu’ils entretiennent entre eux, à l’aune d’une humeur, d’une sensitivité.
Et pourtant, cette énonciation, la radicalité de l’ordre choisi pour s’exprimer, ne provoque jamais une exclusion, une univocité stricte. Au contraire, et presque paradoxalement, la subjectivité ouvre à l’autre, l’incorpore. C’est une mécanique rare et troublante. Et elle tient aussi ensemble une organisation, le collectif, les prend à son compte, en partage. « Sa » parole fonde. L’acte critique pour Maurice Nadeau – ce troisième volume achève de le démontrer – fait du savoir, du jugement, un jeu, une parade, une cérémonie intérieure. On y découvre les emportements, les enthousiasmes, les agacements d’un lecteur prodigieux qui nous accueille en nous disant ce qu’il pense. C’est l’exercice d’une immense liberté. On rêverait – ô charme du fantasme – d’y parvenir, même un peu.