Dans cet ultime tome, qui clôt en beauté une publication posthume commencée en 2018, Maurice Nadeau apparaît mieux que jamais, car tout « en gloire », comme l’« horrible travailleur » qu’il fut. À moins d’avoir bien présent à l’esprit ce que représente la rédaction d’environ un article magistral par quinzaine, on mesure mal ce que ce labeur suppose de préparation en amont (masse de lectures, mobilisation d’une exceptionnelle mémoire, effort de clarification de la pensée).
Maurice Nadeau vivant était certes « un abîme de science », comme Grandgousier recommande à son fils Gargantua de le devenir. Mais précisément, dans une entreprise critique courant ici sur quarante années, il ne s’agit pas de ramener sa science, car l’auteur ne lui octroie jamais le loisir de s’étaler, mais d’abord de « raconter » parfaitement un livre que l’on a aimé – le but n’est presque nulle part de démolir, même si les antipathies, notamment politiques, ne se cachent guère. On ne peut qu’être frappé, à la relecture, du soin mis à éclairer le contexte si l’on a affaire à un essai, l’intrigue et les personnages dans le cas d’un texte de fiction.
Tout, dans cette forme exigeante de compte rendu, démontre à quel point les subtilités d’une œuvre ont fait l’objet d’une analyse attentive qui en restitue les implications et la profondeur. Nadeau est exégète et révélateur des ambiguïtés d’un texte avant de risquer un jugement, surtout de valeur littéraire, qui ne saurait être, chez lui, motivé que par des arguments esthétiques. Il cite assez rarement, mais c’est toujours quand son admiration ne lui permet qu’un effacement devant une écriture qui lui paraît, en fait, constituer le cœur même d’un livre, sa raison d’exister (voir par exemple la critique de Lettrines, de Julien Gracq, p. 79-83). L’écriture, où il excelle lui-même, c’est ça la littérature.
Dépourvu de préjugés en matière de beauté, il rend hommage même au Céline des derniers romans, où ne reste plus du poète de Voyage au bout de la nuit que l’« écriture haletante, formée de petites phrases et de points de suspension » (p. 167), et ne se résigne pas à voir en Sade un « écrivain ennuyeux », ce qu’il est pourtant les trois quarts du temps, préférant discerner en lui, à juste titre, « une ironie coupante, – l’effet d’un feu sous la glace » (p. 1008) .
De cet éclectisme assumé, qui exclut toute mollesse à l’égard des éloges comme des blâmes, témoignent les dernières contributions de l’auteur à sa Quinzaine littéraire, l’œuvre de sa vie si bien remplie, le fameux « Journal en public », qui se substitua aux comptes rendus à partir du numéro 710 de La Quinzaine (16 février 1997) et occupe les 895 pages finales de ce monumental troisième tome, superbement préfacé par Tiphaine Samoyault et très aisé à consulter grâce à l’index préparé par Gilles Nadeau et regroupant les trois volumes (p. 1748-1823).
Un défaut de cette somme en trois volets ? Étant donné la prodigieuse richesse des textes de Maurice, et le nombre non moins prodigieux des auteurs qu’il recense, quel bonheur pour les lecteurs de ces livres ! Ils peuvent s’appuyer sans crainte sur l’expertise du maître pour traiter avec toute la compétence désirable de centaines de titres qu’eux-mêmes, velléitaires paresseux, n’ont jamais lus.