Le passage du tome 2 au tome 3 de Soixante ans de journalisme littéraire de Maurice Nadeau permet d’observer l’évolution du grand critique qu’il fut, de voir en particulier le changement dans sa manière d’écrire sur un romancier en voie de canonisation : William Faulkner.
Comment le canon littéraire se constitue-t-il ? Selon Harold Bloom, il concerne des écrivains dotés d’une imagination visionnaire, capables de créer des mythes et dont l’œuvre dégage une originalité, voire une « étrangéité ». Dans ses premiers articles sur Faulkner – la plupart se trouvent dans le tome 2 –, Maurice Nadeau se montre tout à fait sensible à ces aspects du romancier américain. Écrivant sur Absalon ! Absalon ! en 1953, Nadeau s’étonne que le lecteur français ait dû attendre dix-sept ans après la publication initiale du livre aux États-Unis. Nadeau voit dans ce roman une « épopée du Sud », voire une « épopée légendaire », il y reconnait « une résonance biblique » Ne s’approche-t-on pas du sens originel du mot « canon », initialement employé vers l’année 347 pour désigner l’ensemble des livres du Nouveau Testament reconnus par l’Église ?
Nadeau y évoque le « paradis perdu » que fut l’ancien Sud aux yeux de Faulkner, paradis qui était en même temps un enfer dans lequel on est confronté à « damnation, fatalité, destin ». C’est un espace hypnotisant pour le lecteur : « Un enfer où nous, qui ne sommes point Sudistes, aurions un pied si nous nous laissions convertir à l’improbable réalité de cet univers théologique ». Nadeau n’est pas allergique à une lecture biblique de la littérature américaine, approche peu défendue dans l’Hexagone, à l’exception de votre serviteur, auteur des essais Corpus Rothi I et II.
Si dans le deuxième tome de ce recueil, couvrant la période 1952-1965, Nadeau a eu l’occasion de traiter des parutions de Faulkner à chaud, dans le troisième tome (1966-2013), l’œuvre étant presque intégralement traduite, le critique a dû modifier sa discussion du créateur du comté mythique de Yoknapatawpha. Faulkner s’est transformé en colosse, un standard auquel d’autres romanciers ont été mesurés. Parmi eux : Kateb Yacine, Pierre Michon, Sartre et Thomas Wolfe. Ce dernier, tout comme Faulkner, Joyce et Kafka, figurait « une vibration d’une certaine hauteur et d’une certaine amplitude qui éveille en nous résonances ou dissonances ». Dans les chroniques de cette période, Nadeau mettait souvent le nom de Faulkner à côté de ceux de Joyce, de Kafka et de Proust.
Ayant eu le temps de profondément méditer l’œuvre, Nadeau l’a rangée dans son panthéon personnel, à côté des livres de Bataille, Leiris, Beckett, Nathanaël West et Conrad, comme il l’a révélé lors d’une discussion passionnée à La Havane avec le critique Rodriguez Feo. Faulkner devenait ainsi l’un des représentants phare de la « culture américaine », au même titre qu’Hollywood et le jazz, Steinbeck, Hemingway, le pop’ art et les beatniks.
Mais peut-être le plus grand éloge fait par Nadeau au romancier canonique est-il celui publié dans son « Journal en public » du 16 octobre 2000, portant le sous-titre « Livres de chevet », où l’on trouve le nom du sudiste entouré de ceux de Nietzsche, de Dostoïevski, de Melville et de Conrad. Quel autre Américain du XXe siècle a connu une telle apothéose ?