« Le bonheur complet, enfin le voici : le quatrième tome de la Correspondance… », se réjouit-il en 1998. Flaubert, ce « miracle de probité littéraire (1) », est l’admiration de toute sa vie, et ces quelques lignes en effleurent à peine la matière. La Correspondance, qu’il avait lui-même éditée, préfacée et annotée (Œuvres complètes de Gustave Flaubert, éd. Rencontre, Lausanne, à partir de 1964), est une vieille connaissance pour Nadeau, il s’y replonge, il va confier sa relecture au fil de son « Journal en public ».
« Destin paradoxal assurément pour celui qui avait fait de l’art une religion et sacrifié sa vie à une fabrication têtue que de voir préférées à Madame Bovary ou à L’Éducation sentimentale ces missives tracées à la hâte, après de dures journées et hors de tout souci artistique, dans le défoulement de pensées et de sentiments que l’auteur s’interdisait de faire passer dans son œuvre. Le lecteur goûte avec quelque sadisme cette revanche de la subjectivité… » Ce quatrième tome de la Pléiade contient le dialogue Flaubert-Sand, que Nadeau écoute, ausculte : « elle lyrique, agreste, ménagère et sentimentale, lui, ironique et critique, s’efforçant à l’impersonnalité ». Il cite une lettre à Louise Colet : « Je hais les pièces de vers à ma fille, à mon père, à ma mère, à ma sœur. Ce sont des prostitutions qui me scandalisent […] Laissez votre cœur et votre famille de côté et ne les détaillez pas au public ! ».
L’impersonnalité, « ironique et critique », c’est sa marque, et qu’il imprimait à l’ensemble de sa Quinzaine littéraire, « en suivant l’auteur à la trace sans prendre parti ». Au cours d’un entretien, un interlocuteur avait qualifié la tonalité critique du journal de « flaubertienne ». Cela a dû lui plaire.
Est-ce qu’il y a « revanche de la subjectivité » dans l’ultime tome des Soixante ans de journalisme littéraire ? Ce qui intéresse Nadeau depuis toujours dans le travail littéraire, c’est l’écriture : ce qu’une écriture cache et révèle, ce qu’elle nous apporte « de biais » du monde de l’écrivain, car l’enjeu de la littérature pour lui, c’est de faire comprendre un arrière-pays, signifier sans dire, « montrer, plutôt que démontrer » (démontrer, c’est ce qu’il reproche aux Particules élémentaires de Houellebecq, le 16 septembre 1998). Il se réfère à La chambre claire de Roland Barthes : « apparemment un essai sur la photographie, où en fait il confie à l’écriture, à l’écriture seule, l’émotion que fait lever en lui une image de sa mère petite fille ». « Apparemment » et « en fait » : lire, c’est traverser les apparences.
Nadeau poursuit, citant Barthes qui se réfère à un dialogue de Guerre et Paix entre le vieux Bolkonsky mourant et sa fille Marie : « ces deux êtres qui s’aimaient sans jamais tenir le discours (le verbiage) de l’amour ». L’amour sans le verbiage : une bonne part des dernières années de son œuvre critique est dans le jeu que Nadeau s’autorise – un jeu d’une splendide liberté – entre la distance requise et l’amour qu’il porte à « ses » écrivains, Flaubert tout le premier. Un jour, je lui avais fait part de ma stupéfaction (admirative) en sortant de la lecture de ce monument onirique qu’est L’idiot de la famille. Il n’a rien dit, et m’a envoyé quelques jours plus tard son Gustave Flaubert, écrivain (1969). J’ai compris que je l’avais indigné : Sartre, pour lui, « détestait » Flaubert (2).
Octobre 1999 : « Pivot (3) me demande l’ouvrage de Flaubert que je préfère, je m’entends répondre : Bouvard et Pécuchet. Je n’ai pas voulu galvauder un secret : c’est bien sûr L’Éducation sentimentale. » Revanche de la subjectivité ? À partir du 16 janvier 1997, le « Journal en public » rayonne de ses choix électifs, affirmés partout. « Aimer, ne pas aimer – c’est sans comparaison », écrivait Mandelstam. Même, à propos de Mauriac (16 octobre 2004) : « Aimer quelqu’un en détail, est-ce aimer ? » Tout ou rien.
Aimer ? Il s’agit toujours des écrivains. Nadeau reste opiniâtrement derrière le miroir de sa passion littéraire. Mais, en creux, quel portrait de lui !