Maurice Nadeau, dans son immense brassage, a toujours été très attentif à la littérature du Sud, d’Espagne ou d’Amérique latine. Le traducteur Albert Bensoussan, qui a participé à La Quinzaine dès son premier numéro, en 1966, liste les auteurs auxquels le journaliste et éditeur était particulièrement attaché.
Nadeau a ouvert généreusement les pages des Lettres Nouvelles et de La Quinzaine littéraire à la littérature hispanophone, d’Espriu à Arrabal, de Camilo José Cela (futur Nobel) à Ferlosio et d’Octavio Paz (autre Nobel) à Cabrera Infante. À propos de ce dernier, exilé politique de Cuba, il sanctionne « le conformisme intellectuel et littéraire engendré par le régime », et met en valeur « l’audacieux et bouleversant Reinaldo Arenas » (p. 882) dont « l’autobiographie testamentaire au titre significatif (Avant la nuit), est un des livres les plus forts qu’on puisse lire aujourd’hui ».
Nadeau, l’Espagne au cœur, manifeste de la tendresse pour le peintre-écrivain Eduardo Arroyo « né sous les bombes » (p. 1679), tout comme, en vieux trotskyste, il aidera la capitaine du POUM Mika Etchebéhère à publier Ma guerre d’Espagne à moi (Denoël, 1976). S’il évoque, dans une magnifique formule, Borges, ce « rêveur amoureux tâtonnant » (p. 1718), c’est pour s’intéresser à son disciple, Alberto Manguel, « lecteur forcené » tout autant que lui-même. Et puis Javier Marías, dont il vante « ces riens qui font que deux êtres s’aiment » et admire « la vie dans ce qu’elle a de plus commun » (p. 1667), en n’hésitant pas à l’apparier à Nathalie Sarraute.
Mais si l’on retourne à Cuba, c’est pour évoquer le sort dramatique du poète Heberto Padilla, pour cette « “affaire” qui, pour la gauche amie de Cuba, sema les premiers doutes sur le régime de Castro » (p. 847). Et s’il se souvient du Salon de Mai à La Havane, en 1967, où il se rendit avec Duras et Mascolo, c’est pour juger lucidement « un socialisme euphorique [qui] a déjà du plomb dans l’aile ». Que reproche-t-on à Padilla, entre autres choses ? D’avoir fait l’éloge de Trois tristes tigres de Cabrera infante, roman couronné à Paris par le prix du Meilleur Livre étranger, Maurice Nadeau étant du jury. Et il sanctionnera vertement l’emprisonnement du poète, contraint de faire une autocritique qu’il qualifie de « grossière mascarade » et de « cérémonie d’autodégradation ». Et l’on reste encore à Cuba avec Leonardo Padura, dont Nadeau vante L’homme qui aimait les chiens, récit de l’assassinat de Trotsky, « le révolutionnaire indomptable, l’éternel exilé » ; « ce récit m’a empoigné », écrit-il (p. 1689), « livre brillant, mené tambour battant ».
De l’Argentine, enfin, Nadeau fait la part belle en commentant le roman Alejandra d’Ernesto Sábato, qui l’a, écrit-il, « captivé, envoûté, entraîné dans un rêve ou un cauchemar que Nerval aurait qualifié de “supernaturaliste” » (p. 75), et il n’oublie pas, dans son appréciation, d’en référer à Gombrowicz, en évoquant « la fièvre dictatoriale et militaire » qui travaille ce pays, habité par une « atmosphère méphitique », qui va subir la dictature des généraux, annoncée par celui qu’il nomme « un maelström » : nous sommes le 15 mars 1967, neuf ans avant le coup d’État.
Et là comme ailleurs, au-delà de la nécessaire information sur l’actualité qu’il passe en revue avec toute sa passion, de 1966 à 2013, on retiendra l’attention toute particulière qu’il porta aux lettres hispaniques qu’en journaliste et éditeur il ne cessa de servir.